"Aussitôt après nous commence le monde que nous avons nommé, que nous ne cesserons pas de nommer le monde moderne. Le monde qui fait le malin." Charles Péguy

23/12/2007

L’envie du sex-toy




"Pour faire monter la mayonnaise, rien ne vaut le batteur électrique" Bouvard et Pécuchet, apocryphe.





"Chaque jour, un nouvel instrument
toujours plus beau sort des automates.
Nous sommes les seuls à avoir été ratés,
les seuls à avoir été créés obsolètes.

Conçus et dépassés
bien trop tôt pour d'obscures raisons,
nous sommes là alors qu'il est déjà trop tard,
inadaptés dans ce monde.

Aucune chance pour nous de garder la tête haute
dans la société des choses bien adaptées.
Aux seules choses est permise la confiance en soi,
aux seuls instruments est permise la fierté.

Günther Anders, "Aux engrenages", Hymnes molussiens à l'industrie.


Il y a déjà presque un siècle que Sigmund Freud a révélé à la face d’un monde ébahi ce que chacun savait pourtant inconsciemment depuis toujours : les petites filles, lorsqu’elles découvrent qu’elles ne sont pas en mesure de posséder sexuellement leur mère, souffrent d’un manque existentiel. Ce manque, le fondateur de la psychanalyse, qui ne reculait devant rien lorsqu’il s’agissait de donner un nom à ses découvertes, le baptisa sans pudeur inutile Penisneid (l’envie du pénis). Cette envie du pénis fut rapidement l’objet de toutes les critiques de la part des disciples féministes du grand médecin, qui refusaient que l’on grave dans le cristal de la doctrine naissante ce qu’elles croyaient être l’infériorité ontologique des femmes. Certaines psychanalystes ultramimétiques allèrent jusqu’à inventer une « envie de l’utérus » qui frapperait les mâles dans leur incapacité d’enfanter, afin de restaurer, au nom du sacro-saint principe de l’égalité des sexes, un équilibre symbolique entre les hommes et les femmes compromis par la hardiesse intellectuelle du grand Sigmund. Las ! seule l’envie du pénis eut un destin et aujourd’hui encore, dans une société dont seuls ceux qui la combattent (ou font semblant de la combattre) pensent (ou font semblant de penser) qu’elle est encore patriarcale, cette envie du pénis paraît structurer notre appréhension du rapport entre les sexes.
Aujourd’hui encore ? Rien n’est moins sûr.
Car Noël 2007 restera dans l’histoire comme le moment où une nouvelle envie s’est définitivement substituée à l’envie du pénis. Il semble bien que ce que les plus engagées des féministes n’ont pas réussi à faire, les forces conjuguées de la technique et de l’esprit du temps y sont parvenues. Les meilleurs sondages le prouvent, nous assistons à l’émergence d’une envie d’un nouveau genre qui commence à structurer la psyché des amoureux, et cette envie, en hommage funèbre à la pensée du génial médecin viennois, baptisons la l’envie du sex-toy.

A coup de blogs techniques et de « réunions tuppergode », c’est une déferlante à laquelle nous assistons en ce mois de décembre 2007. Les femmes le revendiquent bien haut, elles ont désormais droit à un orgasme à coup sûr. Décomplexées comme tout le monde, elles affirment sans fard, et avec un sourire coquin du meilleur aloi, qu’elles sauront se donner les moyens d’arriver à leurs fins. Y’a pas de raison ! Certes, les plus converties le reconnaissent encore, le plaisir avec un homme reste plus fort que celui que procurent les joujoux intimes (lorsque l’acte est réussi, faut-il le préciser ?). Mais pour combien de temps encore ? Car maintenant que les chercheurs des plus grands groupes industriels sont sur le coup, et depuis que la quantité de plaisir peut semble-t-il être mesurée, le temps est compté jusqu’à ce que les capacités de la technique ne dépassent celle de mère nature. Soyons-en sûrs camarades masculins, au risque d’infliger à notre orgueil de mâles une blessure qui n’est pas près de cicatriser, il ne faudra pas attendre longtemps avant que ces petits joujoux ne garantissent un plaisir au moins aussi intense que celui offert par les instruments naturels que nous mettons pourtant volontiers à la disposition de la gent féminine.

Il faut en outre souligner que le partenaire humain a encore l’extrême désavantage d’offrir une qualité de prestation sujette à caution. Un coup c’est super, et un coup c’est insipide, les femmes en veine de confidences vous le diront. Rien de tel avec le sex-toy. Le sex-toy à la condition de lui procurer les soins qu’il mérite, procurera en retour un plaisir aussi intense que régulier à sa propriétaire. Le sex-toy c’est le Big Mac du sexe. Que fait-on lorsque l’on voyage dans un pays inconnu aux normes d’hygiène douteuses ? Malgré les conseils des indispensables Guide du Routard et autres Lonely Planet, on évite souvent prudemment les bouis-bouis les plus recommandés, et l’on se réfugie un peu honteusement au Mac Do où la qualité de la nourriture est la même partout dans le monde. J’ai assisté à ce genre de choses moi-même à New Delhi. C’est dans un fast-food de Connaught Place, en effet, que je croisai il y a quelques années une bande de jeunes Occidentaux, pourtant parés de tous les attributs obligatoires des babas cool à l’ancienne, a priori prêts à découvrir l’Inde et ses multiples saveurs, qui dévoraient leurs hamburgers en jetant alentours des regards de bêtes traquées et affamées.

Maintenant que la tension métaphysique que l’on appelait le désir a disparu au profit d’une extension illimitée du domaine du plaisir, il n’y a pas de raison qu’à terme l’art amoureux ne se transforme pas en une sorte de variante de l’art de la table où l’on ne sait plus qui consomme et qui est consommé. Mais s’il s’agit de passer à la casserole, quoi de mieux que de bénéficier du savoir-faire des grands groupes industriels qui se sont mis récemment sur le coup, plutôt que de se livrer aux aléas de la rencontre humaine, dont nul ne sait, telle la mayonnaise montée à la main, comment elle peut tourner ? Même si l’on risque moins de prendre un pied intégral, grâce aux sex-toys les désillusions sont évitées et le droit au plaisir respecté.

La disparition de l’envie du pénis et l’émergence simultanée de l’envie du sex-toy signalent le triomphe d’un monde ultratechnicisé et infantile, où le désir, redisons-le, coupé de ses conditions d’existence que sont les différences symboliques et la transcendance, disparaît au profit du simple et immédiat principe de plaisir. Tels les antiques enfants des années 60, les jeunes adultes des années 2000 et suivantes choisiront sur catalogue leurs joujoux pour Noël afin de demander à un obsolète barbu (Freud se sentira moins seul au Panthéon des reliques à barbe) de leur apporter les instruments sophistiqués de la satisfaction de leur plaisir. Ces instruments n’auront, comme tous les objets techniques, qu’une durée de vie limitée car ils devront être remplacés rapidement par des instruments de nouvelles générations aux capacités infiniment supérieures et aux possibilités toujours plus vastes. Très vite, ces instruments de plaisir entreront dans une catégorie à peine particulière de Play Station ou de Game Cube, à moins que dans un avenir proche un génial inventeur ne parvienne à synthétiser en une seule machine pour enfants de 7 à 77 ans (la Play Sexfion ? La Game Cul ?), dont certaines fonctions, soumises au contrôle parental, pourront être activées progressivement (à la puberté, puis à la majorité, à la ménopause enfin), toutes ces machines à plaisir que nous ne nous lassons jamais d’inventer et de consommer.



27/11/2007

Aucune autre...

"Aucune autre époque de l'Histoire ne s'est voulue aussi tolérante et ouverte. Aucune n'a été aussi enchantée d'elle-même. Pour faire place à la littérature, c'est-à-dire à l'art de sortir de soi, il lui manque ce temps du verbe: l'imparfait du présent." Alain Finkielkraut.

26/11/2007

Splendeurs et misères de l’opinion personnelle à l’ère de la déconstruction industrielle


"Les publics comme les foules sont intolérants, orgueilleux, infatués, présomptueux et, sous le nom d’opinion, ils entendent que tout leur cède, même la vérité quand elle les contrarie." Gabriel Tarde, L’Opinion et la Foule.

Se faire son opinion....A écouter la révolte qui gronde dans le lumpenprolétariat de l’Internet, chacun, face-aux-médias-qui-nous-mentent-et-nous-manipulent, ne devrait pas avoir de tâche plus urgente que de «se faire son opinion» par lui-même, contre l’influence des médias, du groupe, bref des autres quels qu’ils soient. Se faire son opinion c’est ne croire qu’au truchement de sa propre raison pour accéder à un point de vue valide. Eriger la fabrication de sa propre opinion en valeur absolue c’est s’abandonner à l’idée obsidionale et paranoïaque qui fait d’autrui un manipulateur en puissance plutôt qu’un maître ou un pédagogue possible.

Se faire son opinion... Mais cette expression a-t-elle seulement un sens?

Arborer son opinion à soi le verbe haut et le regard fier est une nouveauté de l’époque. Naguère encore l’opinion avait mauvaise presse. L’opinion, c’était ce que chacun pensait lorsqu’il ne pensait pas. Grâce à l’étude, à la lecture des maîtres, à l’apprentissage scientifique et à la confrontation avec le « réel », il devenait possible au terme d’un long processus de surmonter son opinion pour viser à atteindre une forme ou une autre de la vérité, quand bien même cette vérité aurait été fragmentaire, parcellaire, provisoire, inatteignable.
S’affranchir de l’opinion c’était à la fois s’affranchir de la tyrannie du moi, en tant que celui-ci est la source de sensations qui donnent un contenu immédiat à la pensée, et s’affranchir des autres, en tant que ceux-ci sont la source spontanée de la pensée et des désirs. Par la médiation du texte et de l’expérience, il convenait de mettre en cause l’évidence des sensations et des points de vue validés par la collectivité. A la variété des opinions individuelles, à l’arbitraire des opinions collectives, s’opposaient l’unicité et l’inexorabilité de la vérité. Les plaisirs de l’évidence narcissique de l’opinion personnelle étaient sacrifiés par celui qui acceptait de suivre le chemin d’accès à la vérité transcendante et froide du monde métaphysique. Dans ce sacrifice, c’était d’une certaine façon le moi lui-même qui était offert en holocauste à l’impersonnalité du vrai.
IMPERFECTION DU PRESENT
Splendeurs...

Si l’on oublie (à Dieu ne plaise !) quelques scientifiques et quelques romanciers d’un autre temps qui font abstraction de leur personne pour tenter de comprendre le monde contemporain, offrir son ego en holocauste est aujourd’hui un acte frappé d’obsolescence (1). Le moi triomphant s’expose et s’étale sans vergogne. Voilà qu’il n’est plus honteux de balbutier quelque truisme à condition de le baptiser pompeusement « opinion personnelle » ! Une opinion à nous qu’on s’est fait tout seul ! Self-made thoughts ! Loin d’être infamante la pensée d’opinion est portée en étendard comme une arme de guerre et un signe d’indépendance, voire jetée à la figure de l’interlocuteur qui sera toujours renvoyé du côté de la doxa (2), du « politiquement correct ». Avez-vous remarqué comment les commentateurs les plus en vue se réclament toujours d’une marginalité courageuse face à une doxa oppressante et unanime ? Le discours informé aujourd’hui ne prétend pas à l’exactitude ni a fortiori à la vérité, mais seulement au statut d’opinion personnelle qui s’oppose au « bourrage de crane » des médias officiels. Voilà le paradoxe ! C’est « l’opinion personnelle » qui passe aujourd’hui pour être construite, quand les discours impersonnels sont nécessairement considérés comme infondés et manipulateurs. La connotation du mot « opinion » est donc en train de changer du tout au tout. Synonyme il y a peu encore d’erreur et de fausseté, l’opinion devient un titre de gloire individuel, la manifestation lumineuse d’un ego triomphant. Peu importe d’ailleurs que cette opinion individuelle soit partagée par des millions, voire des milliards d’individus. Il suffit que je la prétende construite et personnelle (elle est légitime parce que JE me la suis FAITE par MOI-MEME), en opposition réelle ou fantasmée avec une doxa réelle ou fantasmée, pour qu’elle devienne inattaquable, aussi légitime au fond que la vérité elle-même qui de toute façon, nous le savons depuis que nous prétendons avoir lu Derrida, n’existe pas.
Dans un tel contexte et si la mutation anthropologique que je pointe est juste, on comprend comment et pourquoi internet est le média de l’avenir. Chaque opinion peut s’y exprimer sur un pied d’égalité et tout point de vue qui prétendrait s’en arracher peut faire l’objet d’une déconstruction sur un mode industriel de la part de tout un chacun. Le libre cours laissé au ressentiment généralisé met en charpie tout point de vue surplombant, ou même au fond toute opinion qui aurait réussi à cristalliser un trop grand nombre d’ego pensants. Le chemin d’accès à la vérité est impraticable, et bientôt en friche.

...et misères de l’opinion personnelle

On touche néanmoins ici aux limites de l’égalitarisme narcissique et hâbleur qui paraît s’imposer aujourd’hui. En effet, pour s’exposer avec profit une opinion personnelle doit pouvoir s’appuyer sur le discours dont elle cherche à s’extraire. Tel un adolescent qui cherche à toute force à entrer en conflit avec ses parents pour pouvoir manifester son indépendance, le détenteur d’une « opinion personnelle » cherche à s’opposer à une doxa qu’il aura au besoin créée sur mesure.
Il n’est en outre pas possible de cumuler les joies du narcissisme que procure la mise en avant d’une opinion personnelle et les plaisirs de l’intellect suscités par la recherche de la vérité. Ce serait demander à la crémière le beurre et l’argent du beurre. Quant à exiger en sus l’admiration et les applaudissements de la foule, ce serait de la part de notre Narcisse à opinion personnelle demander encore le sourire de la crémière. Il peut attendre, car chacun le saura assez tôt, le culte de l’opinion personnelle, c’est la déconstruction derridienne mise à la portée des caniches.

(1) A titre d’illustration de ce que j’avance, je note que dans un contresens significatif, la méditation bouddhique Zen, qui est essentiellement l’art de mettre son moi à mort, devient sous sa forme abâtardie aujourd’hui tellement à la mode en Occident une voie d’accès à un hypothétique « développement personnel ».

(2) Comble d’ironie cette doxa est le mot qu’utilisait les Grecs pour stigmatiser l’erreur et la fausseté de l’opinion publique et lui opposer la recherche laborieuse, patiente et attentive de la vérité. La dialectique moderne : opinion personnelle contre doxa, ou doxa personnelle contre opinion publique.

19/11/2007

The Office

« Au bureau, partout où le regard se pose, ce ne sont que des surfaces unies, métalliques. Sous l’éclairage au néon, cru, sans ombres, il lui semble que son âme même est agressée. De l’immeuble, une masse de béton et de verre sans aucune originalité, émane un gaz inodore et incolore, qui s’insinue dans son sang et l’engourdit. IBM, il le jurerait, est en train de le tuer, de faire de lui un zombie. » Coetzee, Youth.

L’Arche de Zoé ou les ravages de l’infantocratie

Infantocratie : l’idéal de l’enfance imposé à l’humanité, Milan Kundera, L’Art du roman.

Pour tous ceux que la lecture de la Bible rebute, il me faut tout d’abord revenir sur un événement qui a marqué profondément la civilisation judéo-chrétienne, même s’il ne date pas d’hier puisqu’il s’agit du déluge. Ignorons au passage les vétilleux scientifiques qui doutent de son historicité et remontons courageusement jusqu’à ce fameux déluge et plus précisément jusqu’à l’Arche de Noé auquel l’Arche de Zoé, nom de l’association de pieds nickelés humanitaires qui se sont récemment fait remarquer au Tchad en tentant de dérober des enfants à leurs parentèles, fait implicitement référence. C’est au premier livre de la Bible que l’on trouve l’histoire de Noé, ce juste que Dieu sauva, ainsi que toute sa famille et les animaux réfugiés sur son arche, lorsqu’il décida de noyer la terre entière pour la purger de la violence déchaînée par l’humanité corrompue. Noé au moment du déluge était père de trois fils et avait atteint depuis quelque temps déjà la pleine force de l’âge puisqu’il était âgé de six cents ans tout ronds. Le vigoureux patriarche ne s’arrêta pas en si bon chemin sur la route de l’hyperlongévité et vécut encore quelque trois cent cinquante ans après la catastrophe, pour décéder finalement à l’âge respectable de neuf cent cinquante ans. C’est donc un homme d’âge mûr, chacun en conviendra aisément, qui trouva grâce aux yeux de Yahvé. Celui-ci avait sans doute eu le temps de regarder vivre sa créature pour finalement conclure qu’après toutes ces années, Noé avait fait ses preuves et méritait d’être sauvé plus que les jeunots au sang chaud qui cherchaient querelles pour un oui ou pour un non à leurs congénères. Dans sa grande sagesse Yahvé a choisi d’épargner un vieillard. C’est à la condition que l’humanité soit placée sous l’autorité d’un vieux sage (même si celui-ci, il le prouvera après le déluge, était un bon vivant) qu’il a paru possible à Dieu de nouer une nouvelle alliance avec sa création.

Rien n’est plus éloigné de cette obsolète gérontocratie ante et même postdiluvienne que la nouvelle alliance promise par les humanitaires jusqu’au-boutistes qui ont organisé le rocambolesque enlèvement vers le France de quelque 103 enfants de la région tchado-soudanaise. Il n’est qu’à se rendre sur la page d’accueil du site de l’association pour comprendre que s’il n’y a qu’une lettre qui différencie Noé de Zoé, cette lettre marque le gouffre qui sépare notre monde infantocratique du patriarcat d’antan. Sur cette page d’une longueur raisonnable (puisqu’elle dépasse à peine la longueur d’un article moyen sur Agoravox, c’est dire !) on trouve 38 occurrences du mot « enfant ». C’est que l’Arche de Zoé est une association qui est en phase avec son époque. Non seulement elle aime les enfants par-dessus tout, mais encore elle pense qu’au nom du salut des enfants toutes les barrières, physiques, morales, juridiques doivent s’effacer. Avec l’Arche de Zoé, l’hybris cordicole atteint sa pleine mesure. La vision du monde de ces philanthropes sans peur et sans reproche est simple. Face à la corruption qui touche les génocidaires comme leurs complices (Chine, ONU, puissances occidentales démissionnaires et « ONG traditionnelles », rien que cela) il est urgent d’agir, n’importe comment, et à n’importe quel prix. En ces temps de catastrophes humanitaires et d’inaction aussi bien institutionnelle que divine, il convient de se substituer aux politiques et à Dieu pour choisir qui sera jugé digne de survivre au génocide en cours et de trouver sa place sur le nouvel Arche d’alliance.

Quand le vieux Dieu du judéo-christianisme choisissait prudemment de réunir sous la responsabilité d’un vieillard la diversité du monde et de ses espèces, les apprentis démiurges de l’Arche de Zoé décident hardiment de sauver la part de l’humanité dont la valeur surpasse à leurs yeux d’hypermodernes celle du reste de la race humaine, les enfants, rien que les enfants et (si possible) tous les enfants. La diversité du monde disparaît sous le visage de l’innocence absolue, de la victime parfaite, de l’angélique réceptacle de notre amour : l’enfant victime de génocide.

Si nous étions dans un conte de fées, ce pourrait être un conte de fées qui finit bien. Ils s’associèrent sans but lucratif et sauvèrent beaucoup d’enfants.

Mais malheureusement l’histoire ne s’arrête pas là. Car en déclarant l’absolue nécessité d’agir, les membres de cette association ont inventé sans le savoir une nouvelle forme de machiavélisme : le machiavélisme humanitaire. Machiavel justifiait l’homicide au nom de l’intérêt supérieur de l’Etat, de la necessità. Les humanitaires de l’Arche de Zoé justifient l’enlèvement d’enfants au nom de l’intérêt supérieur des bons sentiments. Il suffit d’écouter certains proches des membres de l’association qui défendent l’action de l’Arche de Zoé au nom de l’écho que celle-ci a trouvé dans les médias et du retour sur le devant de la scène médiatique de la question du Darfour que cela a occasionné. Au nom des enfants et des bons sentiments dont on les accable tout devient possible. La fin infantophile justifie les moyens criminels. Mais il est éthiquement impossible de dissocier la fin des moyens utilisés pour l’atteindre. Et c’est ainsi que dans l’opinion publique en France comme au Tchad, devant l’ignominie des moyens utilisés, on en vient à douter des fins avancées. Les accusations de pédophilie qui courent dans les journaux tchadiens à propos de l’association sont bien sûr infondées. Sur un plan strictement symbolique, on peut cependant avancer que le surinvestissement affectif dont font l’objet ces enfants confine à une idolâtrie dont l’intensité émotionnelle ne se trouve guère que dans la religion ou dans le sexe.

18/10/2007

Comment peut-on être Français de souche ?

En entendant Jacques Toubon, président du comité d’orientation de la cité nationale de l’histoire de l’immigration, ce vendredi 12 octobre au matin sur France Inter, j’ai pour la première fois de ma vie douté d’être français. Zut alors ! Serait-ce qu’à l’approche de la quarantaine je dusse enfin me poser des questions métaphysiques sur mon identité? Après des années de douce léthargie, les vacances identitaires étaient donc finies! Car s’il m’était souvent arrivé, comme sans doute la plupart de ceux qui sont nés en France, aux environs de cette année bénie entre toutes par les dieux de la post-modernité qu’est 1968, de me demander ce qu’était être français, je n’avais cependant jamais douté de l’être. Maintenant que je sais, grâce à Jacques Toubon, ce que c’est qu’être français, je dois le constater, je ne suis plus sûr du tout de l’être.

Ce matin, l’ancien ministre n’y va pas avec le dos de la cuillère, au moment même ou armé moi-même de ma cuillère je couvre généreusement ma tartine de confiture Good Mummy à la framboise. L’ancien lieutenant de Jacques Chirac sort des oubliettes municipales et européennes et tire profit de son tempérament de feu (qui se manifeste souvent malgré lui lorsqu’il pique en plein Conseil de Paris un fard intempestif) pour nous vendre l’intérêt des activités de la Cité de l’immigration qu’il dirige. C’est ainsi que lorsque l’ancien ministre de la Culture, emporté par son lyrisme dévastateur, annonce à qui veut l’entendre que la France est « les Etats-Unis d’Europe », et que l’identité française a été fondée par l’apport de la culture des immigrés qui sont venu vivre ici, je fais choir, sous le coup de l’émotion, l’objet de ma convoitise et manque au passage de tacher mon beau costume qui sort tout droit du pressing. En vertu de la loi de l’emmerdement maximum, c’est évidemment du coté pile que la tartine choisit de s’étaler complaisamment sur le parquet fraîchement ciré. Mais dans l’instant, je suis quand même moins surpris qu’euphorique. Car je l’apprends enfin ! Voilà ce qu’est la fameuse identité française ! Il s’agit donc d’une sorte de Melting-pot européo-mondial. Les immigrés en route pour Paris n’avaient pas seulement les bras chargés de valises en carton. C’est aussi le cœur et l’esprit pleins de belles et bonnes valeurs destinées à faire éclore une identité française qui n’existerait pas sans eux qu’ils prenaient le chemin de l’hexagone ! Quasiment en mission humanitaire et civilisatrice, quoi ! Venus ici moins pour échapper à un destin de misère que pour apporter leurs lumières à cette vieille terre d’obscurantisme chrétien qu’était encore naguère la France ! En voilà une belle et bonne nouvelle ! La France moisie, souffrante et gémissante sous le poids de ses fautes passées, attendait donc, pour se refaire une virginité morale, cette nouvelle définition de son identité.

Et voici un corollaire de cette redéfinition qui est livrée dans la foulée par l’enthousiaste ministre : « les Français d’aujourd’hui sont les immigrés d’hier ». Je manque de faire prendre le même chemin que la précédente à la tartine que je suis alors en train de beurrer. Car c’est là que pour ma part les choses commencent à se gâter. J’ai en effet la chance (ou la malchance plutôt) de compter quelques passionnés de généalogie parmi mes aïeuls. Après avoir laissé tomber définitivement café et tartines pour me jeter fébrilement sur l’arbre généalogique que les vieux Piffard ont mis à la disposition des plus jeunes, je dois constater que la famille Piffard ne compte aucun étranger parmi ses ancêtres. Oui, vous lisez bien : aucun étranger. Pas un ! Même pas un espagnol réfugié de la guerre d’Espagne, ou un belge égaré au-delà de la frontière au moment des moissons et qui aurait séduit une fille de ferme qui aurait été ma grand-mère ! Non, rien de tout cela ! Les Piffard, 100% franco-franchouillards ! On trouve des Bretons, des Franciliens, des Bourguignons. Le comble de l’exotisme est constitué par un arrière arrière-grand-père auvergnat monté à Paris au tournant du siècle pour ouvrir un bistrot ! La honte, quoi ! Même en remontant au-delà du 20ème siècle, l’horrible constat s’impose à nouveau: les Piffard sont 100% souchiens. Consternant. Heureusement que ça fait longtemps que je n’ai plus le droit de fréquenter les soirées branchées car j’imagine déjà les plans dragues s’en allant en eau de boudin :
- Salut, t’es rudement jolie ! Tu viens d’où t’es kabyle ou berbère ?
- Ben, c’est un peu compliqué, je suis d’un peu partout et d’un peu nulle part, tu vois. Au fond je crois que ma vraie patrie, c’est l’univers.
- Ah ouais, d’accord…
- Et toi ? Avec un blaze pareil, t’es au moins Ashkénaze ascendant Tutsi, non ?
- Euh…non, plutôt 7-5, ascendant 9-1 en fait.
- ….

Pas très glorieux... J’en ai presque des sueurs froides. C’est que la perspective de mes humiliations à venir favorise la mise en branle de ma paranoïa naturelle. Si la France c’est les Etats-Unis d’Europe, comme dit le cher Jacques, est-ce que je vais finir dans une réserve ? En outre, il me vient à l’esprit que ces arbres généalogiques, si cette nouvelle définition de la francité s’impose, nous aurons bientôt intérêt à les cacher. Car s’ils tombent entre les mains des préposés à la défense de l’identité nationale, ma progéniture risque dans quelque temps d’être accusée de déficit d’apport à l’identité française. Mes ancêtres : une bande de français de souche qui n’a jamais pris la peine d’apporter quoique ce soit à la nation. Des fainéants incultes, quoi ! Même pas métissés, encore moins multiculturels ! Pourvu que personne n’ait l’idée dans un avenir plus ou moins proche d’instaurer un test ADN pour garantir l’origine étrangère de chaque Français ! Sinon les gamins auront droit au charter. Pour quelle destination ? Mystère !

Florentin Piffard

PS : en proposant ce texte à la lecture aux esprits rares et délicats qui fréquentent ce forum, je suis certain que personne ne saura se fonder sur lui pour supputer quelque pensée xénophobe ou a fortiori raciste chez son auteur. En vertu du sacro-saint principe de précaution, je précise néanmoins que ce qui précède ne saurait constituer une charge contre les Français d’origine étrangère qui subissent comme moi (et plus que moi) la démagogie de l’apologie au marteau-piqueur de la diversité et du métissage. Les lecteurs les plus subtils sauront au contraire déceler la pointe d’envie bon enfant qui affleure dans mon propos à l’endroit des origines étrangères ou métissées de nombre de mes compatriotes.

La cité de l’Immigration, une cathédrale post-moderne.

Après avoir appris que ma francité était sujet à caution puisque je ne compte personne parmi mes ancêtres qui soit d’origine étrangère, j’ai tenté de m’intéresser au projet politique qui sous-tend la création de la cité nationale de l’histoire de l’immigration. Selon les termes mêmes des concepteurs du projet, il s’agit d’une « entreprise de vérité » qui vise à « renforcer la cohésion sociale ». N’est-ce pas contradictoire ?


La peur étant la mère de toutes les vertus, j’ai pris la peine ce week-end de m’intéresser à notre flambant neuve Cité nationale de l’histoire de l’immigration. En lisant le document qui se présente comme le projet culturel et scientifique de cette noble institution on apprend des choses étranges. Ainsi la cité se propose de poursuivre plusieurs objectifs.

L’un d’entre eux est « de contribuer à la cohésion de la Nation en reconnaissant l’apport des étrangers à l’histoire de France, en construisant des valeurs communes, en éclairant tous les Français sur ce qui fonde le “vivre ensemble” dans la société d’aujourd’hui ». Le premier objectif est donc de nature éminemment politique. De tout temps « assurer la cohésion sociale » a été un des buts principaux du pouvoir. Depuis Hobbes au moins, ce projet a été théorisé au nom d’une volonté d’évitement de la violence au sein du corps social. Un peu comme le président Hu Jintao vient à Beijing de réaffirmer la nécessité du renforcement de « l’harmonie sociale », les concepteurs de la Cité de l’immigration cherchent à favoriser la paix sociale grâce à « l’appropriation de la mémoire » nationale par une partie de la population que l’on suppose a priori défavorisée et à susciter chez elle « une certaine fierté ». Il s’agit donc d’une version institutionnelle des fameuses prides qui ne cessent de se développer en Europe occidentale ces dernières années. Il faut donc s’attendre, dans le cadre des activités que ne manquera pas d’organiser la Cité hors des murs étouffants du musée, à l’organisation dans les années à venir d’une inédite « migrant pride » qui réunira sans doute des chars représentant l’identité de chacun des peuples ayant contribué à la constitution de l’identité française au son d’une musique techno qui se réappropriera et transcendera dans un même mouvement la musique folklorique de chacune de ces contrées dans un vacarme assourdissant. Beau projet !

Un autre objectif un peu platement énoncé est de nature « scientifique ». Il s’agit pour la cité de « jouer un rôle moteur » dans ce domaine.

Mais est-il permis de souligner le caractère contradictoire de ces deux objectifs ? Car la « cohésion sociale » s’accommode mal de la vérité. La visée scientifique est en elle-même discriminante puisqu’elle distingue le vrai du faux quand la cohésion sociale exige de ménager également « la fierté » de tous les membres du corps de la nation. S’il s’agit de rendre leur fierté aux peuples ayant constitué l’identité française, sera-t-il possible de le faire au nom d’un esprit scientifique qui ne saurait préjuger des résultats qu’il va atteindre ? Emile Durkheim le grand sociologue français du début du XXe siècle précisait déjà le conflit susceptible de se développer entre un souci de vérité scientifique et le souci de cohésion sociale dévolu selon lui à ce qu’il appelle en un sens très particulier la religion. Pour Durkheim, la religion n‘est pas essentiellement constitué par des croyances en un Dieu transcendant ou en un au-delà métaphysique. La religion est fondamentalement un « fait social» dont le rôle est à la fois spéculatif et proprement social. Sachant en outre que pour Durkheim on ne saurait distinguer entre la société et la religion puisque « le Dieu n’est que l’expression figurée de la société » on admettra alors que la religion est loin d’avoir disparu avec le recul du catholicisme dans notre pays. Elle s’est seulement transformée, et continue de le faire. Au culte national qui exaltait la « mission civilisatrice de la France » succède aujourd’hui le culte que les Français (d’origine étrangère pour ce que concerne la cité de l’Immigration) sont censés se rendre à eux-mêmes.

C’est d’ailleurs explicitement le sens du projet défini par les historiens porteurs du projet pour justifier l’installation du musée dans le Palais de la Porte Dorée : « il s’agit de renverser les significations du bâtiment : lieu de mémoire d’une forme de glorification de la mission civilisatrice de la France dans les colonies, il deviendra l’institution culturelle qui portera à la conscience de tous les Français l’ apport décisif des immigrés européens et coloniaux, à la construction du pays et de l’identité nationale. » Il s’agit ici d’une visée proprement religieuse. Tout comme les chrétiens ont installés leurs lieux de culte sur les vestiges des temples païens pour récupérer à leur profit la sacralité attachée à ces lieux, les concepteurs de la Cité de l’Immigration cherche à détourner au profit du culte de la diversité et de l’égalité de toutes les cultures qu’il cherchent à instituer la sacralité qui s’attache encore à un lieu tel que le Palais de la Porte Dorée. Leur volonté de « renverser » les significations suscitent des échos troublant chez ceux qui se souviennent du renversement des idoles par les chrétiens au moment du triomphe du christianisme. On aurait tort, je pense, de voir dans les images religieuses qui se développent presque spontanément ici de simples figures de rhétorique. Il faut prendre ces images au sérieux. C’est en ce sens, je pense, qu’il faut entendre le nom couramment donné à ce nouveau musée national. Cette « Cité de l’Immigration », en un sens proprement littéral et métonymique, c’est, du point de vue de ceux qui portent le projet, la France, rien que la France, toute la France.

15/10/2007

Confession d'un vélibophobe



Note liminaire de Florentin Piffard :

Hier soir me parvenait un curieux e-mail anonyme et non sollicité qui avait par miracle échappé au zèle de mon logiciel anti-spam. Alors que je m’apprêtais d’un clic nonchalant à me substituer à cet implacable censeur en jetant l’intrus dans ma « corbeille », je fus arrêté net dans mon geste par un mot tiré du titre de cet indésirable courriel : Vélibophobe ! Ce vocable étrange, comment dire... m’interpella au niveau du vécu. C’est que depuis mon plus jeune âge je suis un adepte de la « petite reine ». Longtemps, sur quatre roues d’abord, puis sur deux roues, j’ai paradé le long des tristes trottoirs de ma morne banlieue, le nez au vent et la tête dans les étoiles. Echappant au pitoyable destin du piéton contraint de se dandiner lamentablement jusqu’à sa destination en reportant péniblement son poids d’une jambe sur l’autre, je passais ma jeunesse à rouler libre et insouciant vers mon destin qui comptait moins que le temps que je passais à le rejoindre. Le premier vélo dont je fus vraiment fier était un Motobécane, une marque que je cite avec d’autant plus de plaisir qu’elle a aujourd’hui disparu, avec guidon relevé et freins inversés. Ma machine, d’une couleur bleu ciel comme on n’en fait plus ailleurs que dans les publicités du Club Med, se voyait de loin. Succès garanti auprès des jeunes filles douces et bûcheuses qui préféraient ma délicatesse artistique et l’inconfort de mon porte-bagages à la grossièreté des crétins même équipés de mobylettes, qui le dimanche matin, avec leur p... En prenant de l’âge, et toujours soucieux de plaire à la gent féminine, j’ai opté pour la casquette de cycliste et les pinces à vélos en même temps que pour le vélo hollandais d’occasion (garanti plus cher que le neuf). Ainsi paré, je m’offre le luxe de composer un air distant et racé qui rappelle celui qu’avait Lambert Wilson dans je ne sais plus quel film où il incarnait un beau résistant, circulant justement à bicyclette (il n’y a pas de hasard) la nuit dans Paris pour échapper à des cohortes de soldats allemands aussi lourdauds que leurs side-cars étaient assourdissants, pétaradants et polluants à tout va. Lorsque le personnage de Lambert Wilson risquait sa vie pour échapper aux griffes de la Wehrmacht, savait-il seulement qu’il ne faisait qu’ouvrir le chemin de ceux qui plus tard livreraient un combat autrement important ? Non bien sûr. C’est sans le savoir qu’il participait aux prémices de cet illustre combat que la résistance cyclophile livre aujourd’hui contre le grand Satan à essence qui menace (en même temps que Ben Laden) de faire sauter la planète. Bref, à ma façon raffinée, et à coups de pédale, moi aussi je résiste. Et la cause du réchauffement climatique vaut bien celle de la patrie !
A la lumière de ces quelques lignes vous comprendrez sans doute que j’ai voulu en savoir plus sur ce « vélibophobe » qui s’adressait à moi. Que je cherchais, en somme, dans la tradition des plus grands stratèges, à comprendre la psychologie de mon ennemi. Je vous livre sa missive telle quelle, au risque de heurter votre sensibilité que je suppute délicate.

velibophobe@gmail.com à florentin.piffard@gmail.com, Mercredi 26 septembre à 23h12
Objet : Confession d’un vélibophobe
Cher monsieur,
Nous ne nous connaissons pas et nous ne nous connaîtrons sans doute jamais, car c’est un parisien anonyme, confiant dans la liberté de penser que vous avez manifestée dans vos petites chroniques, qui s’adresse à vous aujourd’hui. Un homme quelconque, d’un âge quelconque, équipé d’une voiture quelconque, par exemple une Scenic Renault 1.6, gris métallisé, et affublé d’une tenue d’employé de bureau lambda, disons un costume gris anthracite de chez Celio acheté 99€ au début des soldes d’hiver. Cela fait des années que je me rends en automobile à mon bureau situé sur les grands boulevards, entre la République et Opéra, après avoir déposé mes enfants à l’école. Malgré les incitations diverses de notre chef de service, je ne me livre pas au covoiturage ni ne prends le métro. Car ce que j’apprécie par-dessus tout après m’être temporairement débarrassé de ma petite famille c’est de pouvoir me curer le nez en toute liberté et en insultant copieusement Guy Carlier et autres guillerets enfonceurs de portes ouvertes qui sévissent sur nos ondes le matin, et ce sans risquer les remarques désobligeantes ou même seulement les regards effarés de mes collègues. Je profite à l’abri de ma carlingue d’un court moment de répit que même l’intensité du trafic ne parvient pas à gâcher.
Mais tout ça c’était avant la vélorution ! Aujourd’hui, post res perditas, il me faut faire mon deuil, comme on dit dans nos gazettes. Mon quart d’heure de défoulement quotidien a brutalement et définitivement disparu le lendemain du 14 juillet 2007, ultime fête de ma liberté. Le 15 juillet 2007, ma vie s’est trouvée bouleversée par la mise « en liberté » non surveillée par les autorités de la capitale de 10 000 vélos. La vélorution éclata brutalement ce jour-là ! Après les femmes et les minorités visibles, ce fut enfin le tour des vélos, qui n’avaient que trop attendu un affranchissement bien légitime. Un cri unanime s’éleva dans tout Paris : liberté pour les vélos ! Vélib’ était né... Mais à peine relâchés ces vélos libérés se lâchent. Dans l’ivresse de leur nouvelle condition d’engins libres, convaincus sans doute de leur innocence congénitale et de l’injustice de la peine qu’ils viennent de finir de purger, ils se comportent dans la capitale comme les fiers envahisseurs qui, il y a quelques décennies, firent retentir leurs impitoyables bruits de bottes sur les pavés des Champs-Elysées. La ville, le pays, le monde leur appartient enfin. Ce Vélib’ est libre et la loi ne le regarde pas. Quand tout un chacun, penaud dans sa petite voiture marquée du fer rouge de l’infamie dioxyde-de-carbonogène, s’estime contraint de s’arrêter au feu rouge, de ne pas brûler les priorités et de ne pas emprunter les sens interdits, le Vélib quant à lui est au-delà du bien et du mal. La dure loi de la cité n’est pas pour lui ; Vélib’ est un übermensch.
Enfin c’est ce que je croyais...Car un jour du mois d’août, alors que je me rendais au bureau à pied, chassé de mon habitacle tout confort par les hordes métalliques d’ex-esclaves libérés, je pris mon courage à deux mains et décidai de réagir. Il me fallait savoir à qui j’avais affaire. Avisant ce qu’on appelle une « station Vélib’ », une sorte de tanière en plein jour qui peut réunir jusqu’à une vingtaine d’individus, je m’approchais subrepticement d’un de ces monstres qui reposait dans un silence inquiétant au milieu de ses congénères. Ce faisant, je fis une découverte qui me bouleversa. Tatouée sur le torse de la bête se trouvait gravée la marque d’une nouvelle aliénation que je ne pus qu’imputer plus tard à un dressage effectué par d’habiles dompteurs, avant même la grande libération. Sur le torse du monstre, disais-je, étaient gravées de solennelles phrases qui manifestaient une servitude volontaire et ostentatoire que je trouvai presque émouvante : « Je n’emprunte pas les sens interdits », « je respecte les feux rouges », « je ne circule pas sur les trottoirs », etc. L’anarchie vélibienne ne venait donc pas de la monture. A qui donc l’imputer ? Je restais longtemps sans comprendre. Pourtant, à force de réflexion, me revient en mémoire un passage de Machiavel. Le grand Florentin, qui je crois ne vous est pas tout à fait étranger, soulignait de façon cocasse dans ses Discours sur la première décade Tite-Live, un fait étrange. Il arrive que le cheval et sa monture n’aient pas le même caractère, ce qui tend à produire des désordres fort fâcheux (1). Lorsque j’y pense aujourd’hui, je me dis que c’est probablement ce qui se passe avec ces Vélibs’. Ces monstres n’y sont pour rien. Car quand bien même la monture aurait été correctement dressée (comme semble le prouver les tatouages qu’elle arbore fièrement sur le torse), son cavalier quant à lui semble penser qu’il peut s’exempter des bonnes manières que l’on a imposées à son engin. Ayant une fois pour toute choisi sa monture pour pouvoir l’installer dans le sens de l’histoire (car Vélib’, on le sait, est l’avenir lumineux de l’humanité post-polluante), il se permet de traiter avec le plus grand mépris les résidus d’un monde ancien qui se croient encore autorisés à circuler en véhicule à moteur. C’est ainsi que le vélibéré s’autorise, malgré la discipline imposée à sa monture, à faire fi des règles élémentaires de la circulation, qui sont aussi la transcription dans un domaine technique de la civilité. Les trajectoires erratiques qu’il impose à son engin sont le symbole parfait du désordre qui s’est emparé de son esprit. Car ce barbare se pense l’avenir de la civilisation ! Il s’agit d’une innovation que nous devons à l’époque contemporaine ! Jamais les Vandales saccageant Rome n’auraient pensé surpasser les Romains en civilité ! Voilà ce qu’il nous faut subir avec le triomphe certes encore pacifique des vélibérés ! Une barbarie tellement triomphante qu’elle se pare des atours de la civilisation ! Cher M. Piffard, ma condition d’automobiliste est un supplice ! Privé du plaisir quotidien de rouler dans Paris sans craindre d’écraser un néo-barbare, je dépéris à vue d’œil. Si j’ajoute qu’il ne m’est plus possible en voiture d’inspecter en toute quiétude les recoins de mon nez sans redouter de voir surgir à mes côtés, dangeureusement proche, le visage hilare d’un vélibéré qui m’aurait surpris en plein travail, vous comprendrez mon désarroi ! Ma famille s’inquiète, mes collègues s’interrogent, mes amis me fuient. Chaque jour qui passe rapproche ma Scenic de la casse ! Et voilà le courage qui me manque pour la remplacer ! Vais-je moi aussi céder à l’attrait de la vélib’attitude, cette barbarie moderne qui ne dit pas son nom ? Aidez-moi, cher mmonsieur, faites connaître au plus grand nombre mon sort d’automobiliste opprimé par la bonne conscience criminelle du vélibeur ! Je compte sur vous.
Bien cordialement

Un vélibophobe anonyme et tourmenté

(1) « Il arrive souvent qu’un cheval courageux soit monté par un lâche et qu’un cheval lâche le soit par un homme courageux. De quelque façon que se produise cette disparité, cela créé de l’inutilité et du désordre. »

12/09/2007

De l’artiste à l’animateur culturel



A propos de la métamorphose de l’art en religion civile














Le 104, rue d’Aubervilliers, futur temple de l’art contemporain à Paris


Si l’art est constitué par la mise à distance du « réel » et par son opposition critique à ce même « réel », qu’est-ce que l’art aujourd’hui ? A l’ère du fun et du festif, du cool généralisé, l’art, au moins selon cette austère définition, a vécu. Et il est temps d’en faire son deuil. Nos artistes aujourd’hui sont des communicants comme les autres. C’est dans l’ivresse de l’échange généralisé qu’ils s’ébrouent et c’est en tant que gentils animateurs des quartiers d’un monde toujours plus apparemment divers, et toujours plus fondamentalement uniforme, qu’ils s’épanouissent. L’art, en perdant sa fonction critique, se transforme à vitesse accélérée en agent accompagnateur du monde tel qu’il va. Alors que l’art moderne brandissait à la face du monde un miroir impitoyable, l’art au goût du jour se contente de repeindre ce même miroir en rose bonbon afin de rendre enfin à l’époque ce moral qu’elle a dans ses chaussettes bariolées.
C’est ainsi que l’on doit comprendre la dimension sociale que prend la culture aujourd’hui. A en croire les statistiques de l’INSEE, le nombre des travailleurs dans le « secteur culturel », ainsi que celui des « professionnels de la culture » ne cesse d’augmenter, et ce beaucoup plus vite que la population active globale. Exit le « suicidé de la société », adieu « l’artiste maudit ». Ces deux figures tutélaires de l’artiste moderne sont ringardisées et doivent laisser la place à une version sympa et décomplexée de l’acteur culturel, si possible fonctionnarisé, qui intervient sur Internet. Celui-ci se met au service des masses et lui fournit l’opium culturel qui lui manque depuis le recul de l’influence des cultes traditionnels. Bien sûr ce nouveau clerc ne prétend pas remplacer le bon curé d’antan. Bien au contraire, il ne cesse de prétendre occuper la place enviable du marginal (surtout virtuel), au service exclusif de son art et de sa vision du monde. Il est une fois pour toutes dérangeant et décalé, à défaut d’être décalant et dérangé. Car l’acteur culturel est futé. Il sait où se trouve son intérêt et n’ignore pas la valeur marchande de la rebelle attitude, dont on connaît l’heureuse fortune jusqu’au sommet de l’Etat.
Dans toutes les sociétés humaines la condition d’ecclésiastique est recherchée. Elle procure avantages matériels et prestige moral. Le proverbial ventre rond du bon vieux curé comme son légendaire succès auprès des grenouilles de bénitier en témoignent. La crise des vocations dans l’Eglise catholique doit donc se comprendre comme le symptôme de la disparition de son rôle social. A l’inverse, la multiplication des vocations artistiques doit être située dans la perspective d’une cléricalisation de la culture, de son accession au rang de religion civile, voire, si l’on doit prendre au sérieux l’activisme du ministère de la Culture, de religion d’Etat. L’art, comme la Compagnie créole, c’est bon pour le moral, et pour la morale. Et lorsque les Français ont le moral, ils consomment plus (autrement dit, ils relancent, comme on relance au jeu ou dans ce gigantesque potlatch qu’est la société de consommation) pour la plus grande joie de leurs dirigeants. Pour cela ils bénéficient des incitations du monde de la publicité et de l’art qui deviennent de plus en plus difficiles à différencier. Un néo-artiste est bien souvent un produit qui assure lui-même sa promotion, nous en avons la preuve tous les jours ou presque sur ce forum .
Les artistes d’aujourd’hui sont les nouveaux clercs de notre monde qui ne peut, pas plus que ceux qui l’ont précédé, se passer de son point d’honneur spiritualiste qu’est une religion civile. L’arrière-monde dans lequel s’est abîmée la doctrine chrétienne visait notamment à rendre ce monde supportable. Mais aujourd’hui, sa promesse d’un monde meilleur, sa dimension « compensatrice », s’est reversée dans les promesses immédiates de la technique via l’échange généralisé que promeut et promet Internet, ou de la politique, via l’égalitarisme démocratique qui est, on le sait depuis Tocqueville et Chesterton, une idée chrétienne devenue folle.
A ce stade de la lecture, les lecteurs qui auront bien voulu m’accompagner jusqu’ici se demanderont peut-être qui occupe, ou occupera, la place laissée vacante par l’art moderne.

A cette excellente question, je n’ai pas de réponse.



11/09/2007

Il ne s’est rien passé le 11 septembre 2001



Ou comment rester aveugle, grâce aux lumières des théories du complot, à la radicale nouveauté de la violence de notre époque.


Il y a six ans, le 11 septembre 2001 à New York, les deux tours jumelles du Word Trade Center s’effondraient à la suite d’une double percussion par deux avions de ligne. Presque simultanément, deux autres avions détournés peu auparavant dans le ciel américain s’écrasaient sur le sol des Etats-Unis, l’un sur le Pentagone, l’autre en pleine campagne, grâce à l’héroïsme de certains passagers qui ont évité que l’appareil ne percute une zone habitée. Il apparut rapidement et clairement que ces actes criminels avaient été organisés et réalisés par des islamistes radicaux se réclamant d’Al-Qaida, nébuleuse terroriste internationale dirigée par Oussama Ben Laden. Le bilan total de ces attentats, établi longtemps après les faits en raison des conditions abominables dans lesquelles ont été effectuées les recherches, avoisine les 3000 morts Ces actes terroristes, par leur ampleur, par leur modus operandi, ont, pendant un temps très court, frappé d’horreur l’opinion internationale.

Puis la bêtise rationalisante s’est mise en marche.

C’est ainsi qu’à l’approche du sixième « anniversaire » de ces attentats nous avons vu ces dernières semaines une nouvelle fois fleurir nombre d’articles remettant en cause qui la « vérité officielle », qui l’excessive importance accordée à ces 3000 morts au détriment des dizaines de milliers de personnes mortes ce jour-là. D’innombrables bonnes âmes plus ou moins « informées », plus au moins « scientifiques », nous décrivent les « trous noirs » de l’enquête, démontent ses conclusions hâtives, réclament de nouveaux éclaircissements, comme si la terrible clarté qui émane de ces actes atroces n’était pas en elle-même assez aveuglante.

Elle est suffisamment aveuglante en tous cas pour qu’il paraisse impossible à beaucoup d’entre nous de regarder cet évènement en face. Car, dans ces discours, il s’agit toujours de découvrir, au-delà des apparences, ce qui reste caché. Comme si ce qui se manifestait là, immédiatement, ne méritait pas d’être considéré en soi mais devait absolument être interprété, commenté, passé à l’indispensable crible d’un omnipotent esprit critique. Comme si ça n’était pas avant tout à l’émotion elle-même que nous devrions laisser libre cours devant le spectacle d’une ville dévastée, d’une civilisation meurtrie. Comme s’il n’était pas suffisamment troublant, suffisamment perturbant pour nos certitudes modernes, de constater que 19 personnes ont simultanément décidé de sacrifier leur vie pour tuer le plus grand nombre possible d’inconnus, et ont pu organiser pendant des années leur vie en fonction de ce sacrifice. Comme si, enfin, l’effondrement des tours n’était qu’un leurre, une mise en scène sur un écran au-delà duquel rien de « réel » ne saurait advenir.

Le monde occidental ne parait supporter l’évènement qu’à condition de pouvoir se bercer de l’illusion de l’avoir organisé lui-même. C’est ainsi que se multiplient les sociétés « organisatrices d’évènements » et autres consultants spécialisés dans l’évènementiel. Et c’est ainsi que se rejoignent, d’une certaine façon, les capitalistes dans ce qu’ils ont de plus débridés et leurs pires critiques. Car les uns comme les autres refusent que quoique ce soit n’échappe à l’hyperpuissance de l’économie « libérale » et des intérêts politiques qu’elle manipule. Nous vivons dans un monde qui nie l’extériorité que manifeste pourtant de façon évidente ces attentats. L’histoire de l’Occident n’est pas avare de violence politique. Pourtant, force est de le constater, la méthode de l’attentat suicide n’y est guère prisée. Mais cette vérité, notre orgueil occidental refuse au fond de l’admettre. « Puisque ces évènements nous dépassent, feignons d’en être les organisateurs ». Le 11 septembre ne serait donc que le produit pervers d’une société anonyme (appelons-là gouvernement américain, Mossad, ou même d’une certaine façon Al-Qaida) satanique certes, mais guère différente dans son principe même d’une S.A quelconque spécialisée dans la « conduite de projets ».

La radicale nouveauté de cet acte n’est bien sûr pas là. Les bons vieux films de James Bond mettaient déjà en scène d’occultes organisations visant à détruire la planète. La radicale, l’inquiétante nouveauté réside dans la psychologie souterraine de ces terroristes qui, on le constate amplement chaque jour, n’ont pas manqué de faire des émules contribuant eux-mêmes à déchaîner une violence apocalyptique. Face à cette horreur, nous nous interrogeons gravement sur le temps de chute des tours et sur la stratégie de l’administration Bush pour accaparer le pétrole du Moyen-Orient. Dans notre fureur à découvrir des motifs cachés, nous ne voulons rien comprendre.

Pourtant, ceux qui n’ont pas oublié ce qu’ils ont vu et revu il y a six ans, lorsque le cœur de la civilisation mondiale fut défiguré par un acte barbare dont aucune « rationalité » ne parait pouvoir rendre compte, ne peuvent qu’être stupéfiés par cette volonté d’occulter l’évènement au profit d’une rationalité cachée que l’on voudrait comprendre dans les termes rassurants de l’intérêt. Pour certains, il s’agirait d’un coup du Mossad, pour d’autres d’une faction démoniaque qui, cachée au cœur du pouvoir américain, souhaiterait faire la guerre pour le plus grand profit d’intérêts économiques ultra puissants et ultra organisés. D’autres, plus prudents, se contentent hypocritement de souligner les faiblesses de l’enquête. Tous sont d’accord sur un point : l’évènement ne réside pas dans l’effondrement des tours elles-mêmes, ni a fortiori dans le fait, je le répète, que 19 jeunes hommes décidés ont pu sacrifier leur vie simultanément pour tuer le plus de monde possible.

Ce que nous disent en substance les théoriciens du complot c’est qu’à travers les auteurs du 11 septembre -réduits au rang de purs instruments et jamais considérés comme les véritables sujets de leurs actes- ce sont des intérêts puissants et occultes qui auraient agi à distance, ou par procuration, ou encore qui auraient cyniquement laissé faire pour tirer profit du crime. Par ce tour de passe-passe rhétorique se manifeste le déni d’un acte qui nous effraie et nous dépasse. Il s’agit d’une certaine façon de mettre à distance la violence qui s’est déchaînée le 11 septembre 2001, d’en rendre responsable une institution qui serait justiciable d’une certaine rationalité, dont on pourrait déchiffrer le comportement pour in fine l’abolir dans sa radicale nouveauté.
Si seulement ces apprentis Bernstein et Woodward pouvaient avoir raison ! Mais s’il m’est permis ici d’esquisser une phénoménologie de l’attentat suicide, ce qui « frappe » au contraire dans cet acte barbare est la volonté démoniaque de ses auteurs de frapper non seulement de façon indiscriminée mais aussi d’abolir toute forme de distance, réelle ou symbolique (distance que les théoriciens du complot cherche à rétablir à défaut de pouvoir penser son abolition).
Quel intérêt ces jeunes gens pouvaient-ils avoir à mourir en tuant le plus grand nombre possible d’innocents ? En venant percuter les tours, les terroristes ont peut-être manifesté leur volonté de se confondre radicalement avec leurs victimes, à jamais unis à elles dans une indistinction apocalyptique. Quel romancier dostoïevskien parviendra à rendre compte de cette nouvelle psychologie du souterrain qui fait de la vengeance suicidaire un but explicite et ultime de l’action humaine ? Même les fameuses soixante-dix vierges du paradis sont encore une rationalisation lénifiante. Par définition, il n’y a rien au-delà d’un tel acte, sinon la mort peut-être envisagée comme le terme d’un ressentiment insupportable. S’agirait-il d’égaliser enfin la condition de tous, pieux musulmans humiliés et mécréants judéo-chrétiens arrogants ? Plus encore, cet égalitarisme mortifère et radical serait-il la fin, et, peut-être, le devenir de notre civilisation ?

C’est cette noire psychologie qui transparaît encore dans le dernier discours de Ben Laden lorsqu’il y réclame le droit, presque au nom des droits de l’homme, de faire couler le sang de tous les Américains en réponse aux crimes déjà commis par ces mêmes Américains. Il s’agit seulement de renvoyer une violence apocalyptique à une violence première. La fameuse loi du talion interprétée suivant un terrible et criminel contresens comme le droit à la surenchère guerrière.

En conclusion de son ouvrage à paraître intitulé Achever Clausewitz l’anthropologue René Girard insiste sur l’impuissance de la pensée occidentale à comprendre cette nouvelle psychologie des profondeurs.

Mais comment pourrions nous longtemps lui survivre si nous refusons de lui faire face?
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Il me faut ajouter un mot à ce texte qui a reçu une avalanche de commentaires sur le site d'Agoravox où il a été publié. Parmi ceux-ci, la plupart se contentaient de confirmer involontairement ma thèse selon laquelle il est plus facile de commenter un évènement tel que le 11 septembre que de chercher à le comprendre. Certains commentaires pourtant, tranchaient dans la médiocrité ambiante. L'un d'entre eux en particulier attirait l'attention sur un article de son auteur, Juan Asensio, qui évoque le 11 septembre d'un point de vue très proche du mien. A lecture de ce texte magnifique, chacun comprendra sans doute que je souhaite ici y renvoyer.
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10/09/2007

De l’inconvénient de nourrir les trolls en milieu virtuel

Ma douce Marguerite m’avait prévenu :
- Tu n’en sortiras pas indemne Piffard. Tu t’en mordras tellement les doigts que tu ne pourras plus taper sur ton cher clavier pendant quinze jours après ça, sans parler de tous les massages que tu me dois pour la vaisselle que tu fais pas ! Comment je vais faire avec tes paluches toutes bousillées ?
- Allez ! T’exagères Marge. C’est juste histoire de rigoler un coup. Je vois pas ce que je risque !
- Attends ! J’ai un collègue qui vient de sombrer comme ça. Et un plus costaud que toi encore. Il a le doctorat que t’as jamais terminé, le maire lui mangeait dans la main, et pourtant, hein ! Il a cru qu’il pouvait y aller sur le site et jeter de la bouffe aux trolls sans se faire bouffer lui-même tout cru. Eh ben, à la petite cuillère qu’elle l’a ramassé Isa. C’est la machine qu’avait recraché les morceaux. Il était devenu blanc comme un linge, il mangeait plus rien et ne reconnaissait pas les gosses. Il est en cure de désintox chez les chartreux à l’heure qu’il est, depuis un mois, avec interdiction de toucher une bécane et un seul coup de fil par semaine. Merci ! J’ai pas envie de me retrouver à faire tout le boulot avec les trois gosses et tout et tout pendant que les moines te chantent le miserere dans les Alpes ! Au boulot mon vieux, tes papiers vont pas se faire tout seuls, et arrête de penser à ces conneries !
Elle est comme ça Marguerite, elle connaît mon bien mieux que moi et j’aurais dû l’écouter cette fois encore. Mais la tentation était trop forte, ça paraissait trop facile. Quand on les voit pérorer on se dit, il n’y a pas de raison, pourquoi pas moi ? Et tous ces messages à moi adressés qui tomberont dans la boîte comme des petits pains : « Oh, comme c’est bien écrit Florentin » ; « Oh encore Florentin » ; « Bien joué, Florentin, il l’a bien mérité ! » C’est sûr c’est une façon d’être toujours après moi plus agréable que celle du patron qui, les dents serrées, me réclame sans cesse plus de papiers, plus de sensations, plus de tout. Sans une flatterie, sans un compliment ! Comme si ça allait de soi ! Juste un chèque à la fin du mois ! Et le montant qui dépend du volume, ni plus, ni moins ! C’est mécanique, comme à l’usine. Je mérite mieux, moi ! Pourquoi les vivats ce serait juste pour les autres ? Et puis on voit pas trop le danger. Qu’est-ce que ça peut bien faire comme mal de se moquer un peu devant tout le monde, plutôt que de se moquer seulement avec les amis ? D’abord c’est plus courageux et en plus ils l’ont bien mérité quand même, ces cuistres qui se pavanent, à jamais impunis ! Qu’on leur rabatte leur caquet ! Et que ce « on », ce soit moi pour une fois ! Je contrôle de toute façon, je commence d’accord, j’y mets le petit doigt, mais je suis sûr que j’arrête quand je veux.
Donner à manger aux trolls... Comme quand j’étais petit aux ours au Jardin d’acclimatation à Neuilly, avec ma grand-mère. C’était si drôle de voir ces grosses bêtes se dresser sur leurs pattes pour un bout de pain rassis. Quelle puissance au bout des doigts d’un petit bonhomme. Et ça faisait bien rire les grands en plus ! Mande, mande, que je criais ! Et les plantigrades de se dresser sur leurs pattes arrière pour quémander leur pitance ! Toute une histoire ! On en parle encore pendant les repas de famille ! Jamais rien vécu d’aussi fort, d’aussi pur depuis...
Donc, un peu honteusement, certes, mais je m’y suis mis. J’ai commencé par un message bien gentil avec seulement toute l’ironie et l’humour dont je suis capable, histoire de voir. La réaction fut à la hauteur. L’ironie et l’humour se sont perdus en route bien sûr et la réponse, en français approximatif, certes, mais cinglante quand même, ne tarda pas. Il fallait répondre, vite, vite ! Un truc bien cinglant aussi, et si possible en bon français... Après, tout s’est enchaîné très vite. Un message appelait réponse et c’est parti dans tous les sens, tout le monde en réclamait toujours plus et comme côté boulot ça s’arrêtait pas non plus, il est arrivé un moment où je ne pouvais plus fournir. Le patron au téléphone qui exigeait les nouveaux papiers, la secrétaire qui demandait que je relise les épreuves et les bouquins à critiquer qui s’accumulaient. Mais rien n’y faisait, il fallait répondre. Regarder dans tous les coins du web si j’avais pas raté quelque chose, si un hurluberlu ne parlait pas de moi en douce... Impossible d’arrêter, de ne pas avoir le dernier mot. Une orgie d’ego. J’en pouvais plus de moi-même ! Un vrai possédé du moi ! Comme arraisonné par la technique dit l’un, comme pris dans une spirale dit l’autre, me disais-je parfois dans un éclair de lucidité, en me souvenant de mes vieilles lectures. Sans doute les vieux maîtres avaient-ils raison, mais moi en attendant j’étais très fier d’avoir tort !
Progressivement pourtant, il a bien fallu que je le constate devant la glace que Marguerite brandissait sous mon vaste nez, comme le chouchou du maire, je devenais livide. Je ne me peignais ni ne me rasais, c’est tout juste si j’allais au petit coin... Les gamins c’est à peine si je leur parlais. Ils en profitaient les petits salauds et s’excitaient sur la PSP comme moi sur ma machine. J’avais plus rien à dire. A la trappe « l’autorité paternelle » ! Et le père avec ! Il ne restait plus que le petit garçon bien content de lui qui donnait encore à manger aux ours. Marguerite avait beau passer et repasser devant la table de travail, je ne voyais pas son nouveau tailleur. Elle avait beau m’engueuler, j’étais fermé comme une huître. Tout entier pris par la machine. Au début, elle a voulu intervenir, utiliser les grands moyens. En plus du miroir, elle brandissait des menaces ! Elle est même intervenue sur le site, parfois pour se moquer, parfois pour me parler plus gentiment. On s’est même fait une déclaration d’amour. Mais elle s’est vite ravisée. En bonne économiste, elle a laissé tomber l’interventionnisme, et elle a opté pour une autre méthode, plus libérale. Elle a attendu tranquillement l’issue fatale avant de me laisser tirer la conclusion, puis d’enfoncer le clou... Tout ça fort heureusement n’a pas tardé, de nourrisseur de trolls, je me suis retrouvé en deux temps trois mouvements nourriture pour trolls, puis troll moi-même ! La funeste boucle était bouclée...
Le sevrage est lent et difficile, mais oh combien nécessaire ! Ne le dites pas à Marguerite, mais je cherche une méthode sur Internet, moins radicale que le monastère. Ce matin, j’ai trouvé un site qui en parle ! Le débat fait rage...

Sis felix

28/08/2007

Bouvard et Pécuchet, actualité d’un chef d’oeuvre

A l’heure de gloire d’Internet, nous ne devrions pas avoir de tâche plus urgente que de lire et relire Bouvard et Pécuchet. Ce livre inachevé, sur lequel Flaubert a travaillé huit années, les dernières de sa vie, quinze heures par jour, se voulait, selon son auteur, « une encyclopédie de la bêtise humaine ». Cette « encyclopédie » (qui bien sûr est avant tout un roman), parce qu’elle visait à passer au crible de deux intelligences médiocres l’ensemble des théories et erreurs scientifiques connues du temps des deux héros (et héros n’est pas ici un vain mot) pourrait paraître vaine et futile. Elle fut essentielle et fascina parmi les plus grands romanciers du vingtième siècle.

Bouvard et Pécuchet, deux copistes que tout rapproche -jusqu’à leur apparence vestimentaire et leur tic de comportements- décident d’unir leurs efforts dans une maison de Normandie dont l’un d’eux a hérité pour découvrir la science sous toutes ses facettes. C’est à une tentative prométhéenne que nous assistons avec la reformulation et la mise en œuvre des connaissances scientifiques apparemment acquises à la fin du dix-neuvième siècle. Mais l’actualité de Bouvard et Pécuchet est ailleurs.

Comme l’écrivait Muray « Bouvard et Pécuchet [est une] chausse-trape…sophistiquée et efficace, un de ces livres comme en rêvait Dante, où se trouve rassemblés « en un volume unique » « tous les feuillets épars de l’univers ». Balzac, on le sait, voulait faire « concurrence l’Etat-civil ». C’est en effet le rêve de tout romancier de premier plan que de saisir en une œuvre unique les aspects les plus hétéroclites de l’univers humain, et c’est toute la grandeur de Flaubert que d’avoir ne serait-ce qu’imaginé ce projet sous une forme inédite, à l’image ironique de ses propres créatures. Car le rêve de Flaubert est aussi, pour parler comme Kafka, « un récit méchant, pédant, mécanique » qui ne laisse rien passer et tend à l’humanité un miroir fidèle où elle refuse pourtant de reconnaître ses petits et ses grands travers.

Le génie du roman, et incidemment sa dimension prophétique, réside notamment dans son titre même. Ce qui est en jeu ici au fond, ce n’est pas la science, ou même la science vulgarisée, mais l’âme de deux personnages singuliers qui nous intéressent et nous effraient parce qu’ils nous ressemblent. C’est aussi le génie de Flaubert que d’avoir mis en scène non pas un mais deux héros. Car c’est grâce à ce pluriel que la bêtise pseudo-savante peut s’épanouir pleinement, ce qu’elle ne se prive d’ailleurs pas de faire. Alors quand on voit quels sommets peuvent atteindre deux intelligences libérées de toutes contraintes de temps et d’argent, que penser de la conjugaison sur la toile de milliers puis de millions voire de milliards d’intelligences qui sont toutes plus ou moins d’aussi bonne volonté que nos deux héros ? L’honnête homme répondra peut-être : que du mal sans doute…

Notre avidité débridée nous impose comme une humiliation nos moindres limitations. Nous nous rêvons, plus que jamais, aux commandes d’un ordinateur qui « démultiplie nos possibilités », omniscients et omnipotents comme des Dieux. Mais il s’agit d’une bien dérisoire divinité. Car cette humanité soigne l’image qu’elle a d’elle-même, et elle préfère aujourd’hui un miroir flatteur plutôt que fidèle, et se gave des sucreries narcissiques qu’elle injecte dans cette fameuse « toile » qui est aussi un baume sur toutes nos blessures narcissiques. Car qu’est-ce que le « web » sinon un outil qui cherche à ressembler « en un volume unique » « tous les feuillets épars de l’univers » ? Un Bouvard et Pécuchet après la lettre, le talent, l’ironie et la méchanceté assumée en moins.

Aujourd’hui, en quelques clics, chacun se trouve confrontés pour son plus grand agacement à d’infatigables Bouvard et Pécuchet que rien ne distingue des originaux, (surtout pas leur volonté délirante de parler de tout à propos de tout) sinon qu’ils ont troqué la bonhomie des deux compères pour une triste hargne. Et, malheureusement, si ces Bouvard et Pécuchet (sans le charme désuet des originaux, je le répète, mais avec leur vanité incommensurable) prolifèrent aux quatre coins de la toile, aucune araignée, improbable héritière de Flaubert, ne se présente pour les ingérer, les consommer vivants et les restituer en une pâte romanesque qui filerait la trame d’un ouvrage définitif sur la bêtise virtuelle et néanmoins triomphale de l’époque contemporaine.

Pour que le futur ne manque pas d’avenir, prions Allah !

A la suite d’une déclaration aussi courageuse qu’iconoclaste, l’évêque progressiste néerlandais Martinus Muskens est victime d’une répugnante chasse aux sorcières de la part des catholiques obscurantistes (mais n’est-ce pas une redondance ?) qui sévissent encore pour quelque temps dans nos contrées. Le 13 août dernier, dans le but de faciliter le dialogue interreligieux et interculturel dans un pays qui a connu ces dernières années une montée inquiétante de l’intolérance du fait des crispations identitaires européennes, Mgr Muskens a proposé que les chrétiens appellent dorénavant Dieu « Allah ». « Allah est un très beau nom pour Dieu, a-t-il déclaré. Ne devrions nous pas tous nous dire que dorénavant nous appellerons Dieu Allah ? Dieu se moque de savoir comment nous l’appelons ».

Allah est un mot d’une beauté sans égal, c’est indiscutable. Comment oserions nous encore longtemps lui opposer le galvaudé « Dieu » ou encore le ringard Deus -cher à Ratzinger parait-il- ou a fortiori un « Yahvé » très controversé en terre musulmane et depuis longtemps obsolète? Il nous faut en outre faire confiance à Mgr Muskens : qui plus qu’un évêque est susceptible d’être dans la confidence d’Allah et de savoir comment celui-ci aime ou n’aime pas être nommé ?

Sa déclaration est en outre doublée d’une prédiction audacieuse : dans un siècle, dans les églises néerlandaises tout le monde appellera « Dieu » Allah. Il faut admirer ici la hardiesse du hiérarque : puisque Allah est l’avenir de Dieu, autant en faire notre présent ! Fidèle en cela au credo des avant-gardistes selon lequel l’avenir n’advient jamais assez tôt, il prêche la conversion au nom d’Allah avant même que celle-ci ne paraisse s’imposer par la force des choses ! On ne pourra accuser Mgr Muskens de manquer d’enthousiasme pour accepter l’avenir tel qu’il se présente. Précéder le futur est en effet la meilleure façon d’être à la pointe du progrès, et de le faire advenir. N’est-ce pas tout à fait remarquable pour un homme de son âge (71 ans) et de sa condition ?

Evidemment une telle proposition, parce qu’elle heurte le conservatisme naturel de nos sociétés frileuses encore sous l’emprise de la superstition chrétienne, ne peut manquer de réveiller les vieux réflexes inquisitoriaux des pans les plus archaïques de la civilisation occidentale. Grâce à cette levée de boucliers moyenâgeux, certains ont eu beau jeu de se gausser. Selon un sondage publié dans De Telegraaf, 92% des Néerlandais se déclareraient opposés à cette proposition. Mais n’est-ce pas le lot des précurseurs que d’avoir l’opinion contre eux ? Pensons à Giordano Bruno brûlé par l’inquisition ou à Galilée condamné par l’église et par l’opinion de son temps pour avoir proféré des vérités qui nous paraissent aujourd’hui tellement évidentes qu’on pourrait les dire sacrées. Il faudrait plutôt admirer le courage et la lucidité visionnaire de l’évêque. Cette proposition a en effet un double avantage :

- d’une part, au moment ou la défense de la paix sociale parait plus que jamais nécessaire en Europe et ou l’épouvantail de la guerre des civilisations est agité par les conservateurs de tous poils, elle envoie un signe positif aux communautés musulmanes du vieux continent qui sont aujourd’hui victimes de discriminations d’autant plus inacceptables qu’elles font l’objet d’un tabou et d’une omerta insupportables que seuls les esprits les plus courageux et les plus prompts à s’opposer à l’air du temps osent briser ;

- d’autre part, substituer le vocable « Allah » aux appellations « chrétiennement correctes » de la divinité aura l’avantage de hâter la disparition des esprits influençables de cette superstition mortifère qu’est le christianisme, superstition si bien stigmatisée par ce grand penseur qu’est Michel Onfray dans son traité d’Athéologie !

Pour la défense de la paix sociale, pour l’avènement d’une société enfin libérée de l’obscurantisme chrétien, soutenons Mgr Muskens dans son combat !

02/08/2007

Internet ou l’impudent triomphe du graphomane

Pour Thomas, dont le beau premier livre sera publié à la rentrée.

Naguère une première publication était vécue par un jeune auteur comme une consécration. Il n’est qu’à penser aux dernières phrases du poignant ouvrage de Patrick Modiano intitulé Un Pedigree pour comprendre à quel point l’admission au rang d’écrivain publié pouvait être vécu comme un profond soulagement, une réussite sociale, voire même une forme de salut métaphysique. Il s’agissait d’une condition, non suffisante, pour accéder au statut envié d’écrivain véritable. Etre lu par des inconnus n’était pas donné à tout le monde. Les auteurs publiés, même s’ils n’étaient pas tous brillants, loin s’en faut, formaient une sorte de caste à laquelle il était en principe difficile d’accéder. La distance qui existait entre un auteur et ses lecteurs cultivait dans le public une révérence de nature quasi-religieuse à l’égard des écrivains. Les écrits publiés avaient ainsi une aura qui permettait le développement d’une lecture attentive, patiente, et parfois même inquiète. Ces écrits, par leur statut d’œuvre publiée, étaient a priori plus susceptibles que nos gribouillis intimes de receler une part de vérité, une parcelle de beauté. Le mot culture avait un sens.

La fureur démocratique contemporaine, conjuguée aux moyens offerts par Internet, a détruit ce bel édifice. (C’est ce que constate lucidement, notons le au passage, un ancien gourou du culte d’Internet qui a récemment perdu la foi). Car aujourd’hui n’importe quel graphomane peut théoriquement être lu « sur son blog » par le monde entier. Rappelons la définition définitive donnée par un grand écrivain, Milan Kundera, dans son ouvrage L’Art du roman, de la graphomanie. «Graphomanie. […] N’est pas la manie de créer une forme mais d’imposer son moi aux autres. Version la plus grotesque de la volonté de puissance. »

C’est que le lyrisme triomphant et content de lui qui se donne libre cours dans l’euphorie de la « Revolution Internet »n’est pas exempt d’une certaine rage vindicative. C’est ainsi que finissent les héros ! Ces belles œuvres ne nous regarderont plus de haut. Tels des briseurs d’idoles d’un autre temps, nous les faisons chuter de leur piédestal, nous les faisons rentrer dans le rang, et que dorénavant, à moins d’être coupée, pas une tête ne dépasse ! Internet est un immense cours d’eau informe qui depuis longtemps est sorti de son lit, alimenté qu’il est sans cesse par les productions logorrhéiques du graphomane contemporain. Ce fleuve monstrueux entraîne dans son cours obstiné les débris délaissés de la grande culture vers l’océan d’oubli et d’ignorance que sera notre avenir. Ce déluge de mots efface progressivement toute forme intelligible du paysage intellectuel contemporain. Le brouhaha numérique impose le silence à toute conversation intelligente et c’est ainsi que l’insignifiance triomphe, pour le plus grand bonheur de la bêtise éternelle qui depuis des siècles attendait, tapie dans l’ombre, l’heure de sa victoire.

Sur un mode plus léger peut-être, nous pourrions constater qu’Internet nous donne tous les jours la preuve que nous sommes parvenus au stade terminal et comique de la lutte pour la reconnaissance chère à Hegel. Celle-ci, fondatrice de l’humanité de l’homme, s’est virtualisée sur une scène numérique sur laquelle chacun peut s’égosiller à loisir sans risque d’être véritablement lu ou contredit. La rage destructrice des blogueurs et autres journalistes citoyens n’a pas de limites. Ils veulent la peau des « médias officiels » et il est difficile de douter qu’ils l’auront bientôt. Mais en abolissant avec enthousiasme la distance et donc toute médiation entre le lecteur et l’auteur c’est la culture elle-même que l’on abolit dans la cacophonie généralisée qui se substitue à elle.

A propos du graphomane, Kundera, dans Le Livre du rire et de l’oubli faisait aussi cette prophétie. « Quand un jour (et cela sera bientôt) tout homme s’éveillera écrivain, le temps sera venu de la surdité et de l’incompréhension universelles. »

Ce jour, c’est aujourd’hui.

Disgracieux état de grâce à l’Elysée

D’où vient la grâce ? Par qui ou par quoi nous est-elle accordée ? Celui qui tente d’être un bon chrétien ne peut que répondre : de Dieu. C’est à Dieu seul que nous devons la grâce, et grâce à lui seul que nous pouvons espérer la conserver. La grâce nous est accordée par Notre Seigneur non parce que nous la mériterions mais parce que nous en avons besoin. La loi seule, serait-elle divine, serait-elle comprise comme parfaitement « juste », ne suffit pas.
Mais la grâce, comme tous les concepts théologiques, s’est progressivement sécularisée au cours de l’histoire de notre pays. Désormais elle est accordée non seulement en vertu d’une action divine, mais aussi en vertu d’un pouvoir politique reconnu comme légitime. C’est ainsi que le droit de grâce est devenu l’apanage des rois durant l’Ancien Régime. En outre, ce processus n’a pas laissé intact le concept qui en fut l’objet. Confirmant le dicton moderne selon lequel le média est le message –dicton que nous devons d’ailleurs, chacun le sait, au très catholique Mac Luhan- la grâce s’est transformée en même temps que ses conditions de transmission ont été altérées. Elle n’est plus octroyée en vertu d’un seul mouvement descendant, mais elle s’accorde selon un mouvement à double sens. Désormais l’état de grâce qui caractérisait un être sans péché, caractérise non seulement tel ou tel sportif à qui tout parait réussir, mais aussi l’homme politique qui vient d’être élu démocratiquement. Ainsi l’élection -qui est tout au tant que la grâce un concept théologico-politique- a-t-elle pour conséquence presque mécanique l’accession à un « état de grâce » plus ou moins temporaire de l’heureux élu. Cet « état de grâce » permet de suspendre (idéalement d’effacer) les querelles qui ont marqué la période de la campagne électorale. L’état de grâce que connaît un nouvel élu à la présidence de la république déborde largement la partie de l’opinion qui le soutenait avant l’élection pour toucher presque tout le corps électoral. Il est d’ailleurs étrange de constater que cet état de grâce est d’autant plus fort que les débats qui ont précédé l’élection ont été vifs. C’est en 1981 et en 2007 que les débats ont été les plus intenses et que l’état de grâce fut le plus marqué, comme si toutes les passions politiques qui se sont investies dans la campagne, en se focalisant sur un seul individu (sur « le corps du roi » dirait Kantorowicz) au moment de l’élection se retournaient ensuite en une ferveur de nature religieuse. Sarkozy bénéficie donc d’un « état de grâce » d’une intensité sans précédent depuis 1981.
Le droit de grâce tel qu’il existe depuis des siècles permet à la fois de relativiser la justice humaine et de faire preuve d’humanité, car l’humanité de l’homme, n’en déplaise à Pic de la Mirandole, est plus dans son humilité que dans sa grandeur. Bien souvent, la justice humaine, serait-elle aussi impartiale et froide que possible, n’est pas exempte des imperfections liées aux passions humaines. « La colère de l’homme n’accomplit pas la justice de Dieu », est-il écrit dans l’épître de Jacques. A ce titre, les grâces collectives accordées depuis 1980 par l’Elysée, outre leur utilité immédiate pour alléger des prisons surchargées, ont-elles plus profondément pour vertu de marquer la fragilité de la justice humaine à travers l’institutionnalisation d’une forme d’arbitraire. Il y a une sorte de folie des grandeurs chez Sarkozy qui consiste notamment à « justifier » le droit de grâce. Seuls ceux qui le méritent, au cas par cas, se verront accorder le droit de grâce. On assiste ici à une façon de dévoyer celui-ci puisque justement il s’agissait de l’exercice d’un droit dans une certaine mesure arbitraire, qui entendait marquer les limites de la justice humaine. Transparaît donc chez notre nouveau président une foi indestructible dans la justesse de la justice humaine. Mais cette foi est la manifestation d’une confiance en soi qui met notre nouveau président au diapason de notre époque. Au fond, ne pensons-nous pas que toutes les situations humaines, même les plus tragiques, peuvent être traduites en problèmes susceptibles d’être résolus, et qu’à ce titre la justice est belle et bien de ce monde ? Dans une telle perspective, alors effectivement le droit de grâce n’a pas sa place.
Il n’est pourtant pas certain que notre nouveau président ait plus à gagner qu’à perdre dans la disparition de l’exercice du droit de grâce au sens plein du terme. En effet, accorder une grâce était également une façon de reconnaître que la grâce que le peuple nous accorde est, pour une part au moins, arbitraire et imméritée, et qu’à ce titre elle doit être rendue. Non, Sarkozy ne doit pas à son seul « mérite » le fait d’être devenu président de la République. Non les prévenus ne doivent pas à leurs seuls démérites le sort qui est le leur. Une forme de prudence et d’humilité imposerait de rendre un peu de cette grâce qui fut accordée. Car en démocratie aussi, où la voix du peuple est la voix de Dieu, Dieu reprend après avoir donné, ou -s’il faut s’exprimer en termes strictement païens (et donc plus laïco-compatibles)- la roche Tarpéienne est proche du Capitole.

22/06/2007

Gauche/Droite, mon amour

Eric Besson, Bernard Kouchner, Fadela Amara, Jean-Marie Bockel : Nicolas Sarkozy est un vrai tombeur. Pourtant a priori on ne le donnait pas gagnant. Certains se souviennent peut-être d'un fameux mot d'ordre qui s'imposait à la gauche il y a quelques semaines : « tout sauf Sarkozy ». Même si, notre époque nous le prouve tous les jours, non seulement tout passe mais encore rien ne reste, il est remarquable qu'à quelques semaines de distance, le grand méchant loup se soit transformé en bourreau des cœurs. Et inversement, comment comprendre que le tenant d'une droite décomplexée, qui sait dire ses quatre vérités à la gauche, éprouve le besoin d'aller chercher des preuves d'amour chez ses adversaires, au point de délaisser ses premières conquêtes ? On aurait tort de ne voir là que de la tactique politicienne. Il s'agit de la manifestation d'un phénomène beaucoup plus fondamental qui reste à expliciter.
Le prix Nobel de littérature J.M Coetzee fait remarquer dans un de ses ouvrages la particularité en anglais (mais par chance pour mon propos, ça marche aussi en Français) du mot indésirable (undesirable). Contrairement à la plupart des autres mots comportant le préfixe in et le suffixe able, tel que par exemple et (presque) au hasard le mot « imbattable », le mot « indésirable » indique moins une impossibilité (qui ne peut pas être désiré) qu'une interdiction (qui ne doit pas être désiré). En se sens, Sarkozy était pour la gauche un « indésirable ». Mais depuis Freud au moins on sait que l'objet de l'interdit est souvent, toujours peut-être, le véritable objet du désir. Ainsi pour la gauche le véritable objet du désir ce serait Sarkozy, tandis que Sarkozy éprouverait un désir inextinguible pour les figures de gauche qui apparemment le repoussent. La droite s'est donnée toute entière et sans combattre à son chef, on comprend donc qu'un Don Juan politique tel que lui, une fois élu, se mette en quête de proies en principe plus difficile à conquérir. Le désir se nourrit de ce qui lui résiste. C'est donc en toute logique que Sarkozy, après avoir mis le grand capital à sa botte, court aujourd'hui après la banlieue qui ne cesse de l'insulter depuis au moins deux ans. Inversement, la fascination des personnalités de gauche et de banlieue pour la figure honnie se révèle dans les « trahisons » multiples auxquelles nous avons assisté ces dernières semaines. Bien sûr, il existe une certaine stabilité dans le conflit. Lorsque deux amoureux qui ne se sont pas avoués leur flamme réciproque sont en conflit, ils le restent jusqu'à ce qu'un des deux accepte de faire le premier pas. On trouve une mise en scène brillante de ce phénomène dans la pièce de Shakespeare Much ado about nothing. Il suffit donc à Sarkozy de déclarer sa flamme pour que ses victimes, tout en faisant au mieux leur coquette (« je resterai une femme de gauche») succombent sans coup férir.
Si l'on veut un autre signe de cette fascination réciproque, il n'est qu'à regarder comment se comporte la gauche et la droite lorsqu'elles sont au pouvoir : la gauche n'a de cesse de prouver qu'elle est une bonne gestionnaire, prouvant ainsi qu'elle souhaite se conformer, voire dépasser, son modèle caché qu'est la droite de gouvernement, pendant que la droite ne trouve rien de mieux à faire que de surenchérir sur les exigences de la morale hyperdémocratique de la gauche : jeunisme, diversité culturelle et parité.
Tel Erasme mis à l'index par les catholiques après avoir été honnis par les protestants pour avoir assumé la folie de ne pas prendre parti dans la querelle théologique fondatrice de la modernité politique, Bayrou, en vendant la mèche de la fascination de la gauche pour la droite et de la droite pour la gauche, est aujourd'hui ostracisé à la fois par les uns et par les autres. Celui qui dit la vérité du désir de notre monde en paie souvent le prix. En disant la vérité du désir politique, il est expulsé de la scène du pouvoir et doit renoncer au conflit rivalitaire qui criminalise et érotise l'ennemi dans un même mouvement.

18/06/2007

Dextrophobie : l’ultime tabou

Un grand vent d’espoir s’est levé. Après des années et des décennies d’humiliation silencieuse et d’exil intérieur, le peuple de droite relève enfin la tête. Tout comme, en Amérique, Martin Luther King a affranchi l’homme noir de son joug, tout comme, pendant la révolution, Olympes de Gouges a fièrement affirmé les droits de la femme et de la citoyenne, Nicolas Sarkozy, à l’occasion de la présidentielle, a libéré la parole de l’homme de droite et lui a enfin permis d’affirmer ses droits humains de droite face à la doxa sénestrocratique et dextrophobe.
Depuis trop longtemps notre pays vivait sous la domination de la bien-pensance de gauche. Encore naguère dans certains milieux (notamment intellectuels), il était impossible de s’affirmer de droite sans subir l’opprobre de ses pairs. Il n’est qu’à prendre connaissance du témoignage émouvant d’Anne-Sophie Beauvais dans Le Figaro à propos de ce qu’elle a dû subir lors de sa scolarité à Sciences Po pour comprendre l’ampleur du mal qui rongea la France pendant des années. Nombre de nos concitoyens étudiants étaient contraints de vivre leur préférence politique dans le secret le plus dégradant sous peine de « devenir infréquentable[s] ». S’affirmer de droite, c’était devenir « le mouton noir du troupeau », c’était risquer d’être montré du doigt, vilipendé, ostracisé. Peut-on imaginer le mal-être de ces jeunes gens et jeunes filles honteux d’un engagement politique qui s’imposait à eux parfois presque malgré eux, se découvrant à l’adolescence différents des autres, et obligés de vivre leur « politicalité » dans le plus grand secret, sans parfois pouvoir se confier ni à leurs proches, ni à leur famille. Les études scientifiques manquent encore, mais il semble que les étudiants de droite, du fait de l’ostracisme dont ils sont victimes, connaissent encore aujourd’hui une surmortalité importante (notamment par suicide). Le mal de vivre des étudiants de droite, dont on suppute qu’il sont en moyenne plus dépendants que les autres des drogues et de l’alcool, mériterait aussi de faire l’objet d’enquêtes sociologiques sérieuses afin d’évaluer l’ampleur d’un phénomène qui faisait il y a encore peu l’objet d’une omerta indigne d’un grand pays démocratique tel que le nôtre. Il était plus que temps de mettre fin à ce tabou typiquement français. La dextrophobie en France a fait des ravages pendant des années dans notre pays, sans que personne ou presque n’en souffle mot (1). L’existence d’une forte minorité d’étudiants de droite dans les universités et grandes écoles françaises fut le secret le mieux gardé des années Mitterrand et même Chirac.
Heureusement, cette période honteuse pour l’histoire de notre pays touche à sa fin. Nicolas Sarkozy est celui qui a refusé de se laisser impressionner par la pensée dominante senestrocrate. Face aux intimidations des dominants de gauche, le candidat de la droite, pour la première fois, ne s’est pas dégonflé. Il s’est fièrement affirmé de droite, sans complexe. Quelle jubilation nous ressentions, nous ex-enfants honteux de la pensée de droite, lorsque nous l’entendions stigmatiser l’intolérance de ses adversaires, presque tous représentants, à un titre ou à un autre, de la pensée senestrocratique et dextrophobe. Sarkozy a refusé de courber l’échine. Il s’est rebellé contre l’ordre dominant imposé par les bien-pensants de tout poil, qui, sûrs de leur supériorité morale et intellectuelle, prétendaient encore, en plein XXIe siècle, imposer à tous un mode de pensée unique. Il a dénoncé dans les termes les plus vifs la dextrophobie criminelle de ses adversaires et a libéré le peuple de droite de toutes ses peurs.
Mais il faut aujourd’hui aller plus loin. Pour éviter le retour de l’hydre dextrophobe, une vigilance de tous les instants s’impose. Pour cela, la France doit faire amende honorable et faire face à son passé. Une loi spécifique de lutte contre la dextrophobie devra être votée au plus vite. Toute injure dextrophobe doit être criminalisée. Un homme ou une femme de droite victime d’une discrimination devra être en mesure de saisir la haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité (HALDE), au même titre que les victimes d’autres discriminations fondées sur le sexe ou la couleur de peau par exemple. De même, il ne devra plus être possible, à moins de devoir en répondre devant les tribunaux, de lancer des injures dextrophobes en public.
Le 1er Mai, date symbolique s’il en est, devra être institué « journée de lutte contre la dextrophobie ». Dans les écoles, les collèges et les lycées les professeurs liront ce jour-là (qui ne sera plus férié afin de concrétiser le retour de la valeur-travail) une déclaration (inscrite dans la Constitution) des droits humains de droite qui prévoira notamment le droit de porter au poignet une montre en or massif sans craindre de subir les sarcasmes de ses concitoyens (trop longtemps, certains d’entre nous furent contraints de laisser leurs bijoux trop luxueux au coffre, un tel état de fait, indigne d’une grande démocratie, devra prendre fin). Cette lecture marquera le début de la droite-pride qui se tiendra ce jour-là dans toutes les villes de France, conjointement au grand défilé organisé par nos amis du Front national. Les défilés syndicaux qui ont également lieu ce jour-là ne seront pas interdits - il ne s’agit pas de reproduire l’intolérance de l’autre camp - mais toute injure dextrophobe devra en être bannie. Tout manquement à cette règle sera sévèrement réprimé.
Comme tout projet novateur et iconoclaste, ce projet suscitera des résistances. Certains mauvais esprits réactionnaires diront même qu’en se posant en victime, Nicolas Sarkozy n’a rien fait d’autre que d’emprunter à la gauche sa posture victimaire. Si tel est le cas, nous répondrons à ces mauvais esprits que la gauche n’a que ce qu’elle mérite, et qu’elle est punie par où elle a péché.
(1) Certains journaux courageux, tel le susnommé Figaro, faisant montre d’un esprit de résistance admirable, ouvraient cependant leurs colonnes à certains éditorialistes valeureux, tel Ivan Rioufol qui n’avait de cesse de pourfendre dans le désert « la bien-pensance de gauche ».

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