"Aussitôt après nous commence le monde que nous avons nommé, que nous ne cesserons pas de nommer le monde moderne. Le monde qui fait le malin." Charles Péguy

28/08/2007

Bouvard et Pécuchet, actualité d’un chef d’oeuvre

A l’heure de gloire d’Internet, nous ne devrions pas avoir de tâche plus urgente que de lire et relire Bouvard et Pécuchet. Ce livre inachevé, sur lequel Flaubert a travaillé huit années, les dernières de sa vie, quinze heures par jour, se voulait, selon son auteur, « une encyclopédie de la bêtise humaine ». Cette « encyclopédie » (qui bien sûr est avant tout un roman), parce qu’elle visait à passer au crible de deux intelligences médiocres l’ensemble des théories et erreurs scientifiques connues du temps des deux héros (et héros n’est pas ici un vain mot) pourrait paraître vaine et futile. Elle fut essentielle et fascina parmi les plus grands romanciers du vingtième siècle.

Bouvard et Pécuchet, deux copistes que tout rapproche -jusqu’à leur apparence vestimentaire et leur tic de comportements- décident d’unir leurs efforts dans une maison de Normandie dont l’un d’eux a hérité pour découvrir la science sous toutes ses facettes. C’est à une tentative prométhéenne que nous assistons avec la reformulation et la mise en œuvre des connaissances scientifiques apparemment acquises à la fin du dix-neuvième siècle. Mais l’actualité de Bouvard et Pécuchet est ailleurs.

Comme l’écrivait Muray « Bouvard et Pécuchet [est une] chausse-trape…sophistiquée et efficace, un de ces livres comme en rêvait Dante, où se trouve rassemblés « en un volume unique » « tous les feuillets épars de l’univers ». Balzac, on le sait, voulait faire « concurrence l’Etat-civil ». C’est en effet le rêve de tout romancier de premier plan que de saisir en une œuvre unique les aspects les plus hétéroclites de l’univers humain, et c’est toute la grandeur de Flaubert que d’avoir ne serait-ce qu’imaginé ce projet sous une forme inédite, à l’image ironique de ses propres créatures. Car le rêve de Flaubert est aussi, pour parler comme Kafka, « un récit méchant, pédant, mécanique » qui ne laisse rien passer et tend à l’humanité un miroir fidèle où elle refuse pourtant de reconnaître ses petits et ses grands travers.

Le génie du roman, et incidemment sa dimension prophétique, réside notamment dans son titre même. Ce qui est en jeu ici au fond, ce n’est pas la science, ou même la science vulgarisée, mais l’âme de deux personnages singuliers qui nous intéressent et nous effraient parce qu’ils nous ressemblent. C’est aussi le génie de Flaubert que d’avoir mis en scène non pas un mais deux héros. Car c’est grâce à ce pluriel que la bêtise pseudo-savante peut s’épanouir pleinement, ce qu’elle ne se prive d’ailleurs pas de faire. Alors quand on voit quels sommets peuvent atteindre deux intelligences libérées de toutes contraintes de temps et d’argent, que penser de la conjugaison sur la toile de milliers puis de millions voire de milliards d’intelligences qui sont toutes plus ou moins d’aussi bonne volonté que nos deux héros ? L’honnête homme répondra peut-être : que du mal sans doute…

Notre avidité débridée nous impose comme une humiliation nos moindres limitations. Nous nous rêvons, plus que jamais, aux commandes d’un ordinateur qui « démultiplie nos possibilités », omniscients et omnipotents comme des Dieux. Mais il s’agit d’une bien dérisoire divinité. Car cette humanité soigne l’image qu’elle a d’elle-même, et elle préfère aujourd’hui un miroir flatteur plutôt que fidèle, et se gave des sucreries narcissiques qu’elle injecte dans cette fameuse « toile » qui est aussi un baume sur toutes nos blessures narcissiques. Car qu’est-ce que le « web » sinon un outil qui cherche à ressembler « en un volume unique » « tous les feuillets épars de l’univers » ? Un Bouvard et Pécuchet après la lettre, le talent, l’ironie et la méchanceté assumée en moins.

Aujourd’hui, en quelques clics, chacun se trouve confrontés pour son plus grand agacement à d’infatigables Bouvard et Pécuchet que rien ne distingue des originaux, (surtout pas leur volonté délirante de parler de tout à propos de tout) sinon qu’ils ont troqué la bonhomie des deux compères pour une triste hargne. Et, malheureusement, si ces Bouvard et Pécuchet (sans le charme désuet des originaux, je le répète, mais avec leur vanité incommensurable) prolifèrent aux quatre coins de la toile, aucune araignée, improbable héritière de Flaubert, ne se présente pour les ingérer, les consommer vivants et les restituer en une pâte romanesque qui filerait la trame d’un ouvrage définitif sur la bêtise virtuelle et néanmoins triomphale de l’époque contemporaine.

Pour que le futur ne manque pas d’avenir, prions Allah !

A la suite d’une déclaration aussi courageuse qu’iconoclaste, l’évêque progressiste néerlandais Martinus Muskens est victime d’une répugnante chasse aux sorcières de la part des catholiques obscurantistes (mais n’est-ce pas une redondance ?) qui sévissent encore pour quelque temps dans nos contrées. Le 13 août dernier, dans le but de faciliter le dialogue interreligieux et interculturel dans un pays qui a connu ces dernières années une montée inquiétante de l’intolérance du fait des crispations identitaires européennes, Mgr Muskens a proposé que les chrétiens appellent dorénavant Dieu « Allah ». « Allah est un très beau nom pour Dieu, a-t-il déclaré. Ne devrions nous pas tous nous dire que dorénavant nous appellerons Dieu Allah ? Dieu se moque de savoir comment nous l’appelons ».

Allah est un mot d’une beauté sans égal, c’est indiscutable. Comment oserions nous encore longtemps lui opposer le galvaudé « Dieu » ou encore le ringard Deus -cher à Ratzinger parait-il- ou a fortiori un « Yahvé » très controversé en terre musulmane et depuis longtemps obsolète? Il nous faut en outre faire confiance à Mgr Muskens : qui plus qu’un évêque est susceptible d’être dans la confidence d’Allah et de savoir comment celui-ci aime ou n’aime pas être nommé ?

Sa déclaration est en outre doublée d’une prédiction audacieuse : dans un siècle, dans les églises néerlandaises tout le monde appellera « Dieu » Allah. Il faut admirer ici la hardiesse du hiérarque : puisque Allah est l’avenir de Dieu, autant en faire notre présent ! Fidèle en cela au credo des avant-gardistes selon lequel l’avenir n’advient jamais assez tôt, il prêche la conversion au nom d’Allah avant même que celle-ci ne paraisse s’imposer par la force des choses ! On ne pourra accuser Mgr Muskens de manquer d’enthousiasme pour accepter l’avenir tel qu’il se présente. Précéder le futur est en effet la meilleure façon d’être à la pointe du progrès, et de le faire advenir. N’est-ce pas tout à fait remarquable pour un homme de son âge (71 ans) et de sa condition ?

Evidemment une telle proposition, parce qu’elle heurte le conservatisme naturel de nos sociétés frileuses encore sous l’emprise de la superstition chrétienne, ne peut manquer de réveiller les vieux réflexes inquisitoriaux des pans les plus archaïques de la civilisation occidentale. Grâce à cette levée de boucliers moyenâgeux, certains ont eu beau jeu de se gausser. Selon un sondage publié dans De Telegraaf, 92% des Néerlandais se déclareraient opposés à cette proposition. Mais n’est-ce pas le lot des précurseurs que d’avoir l’opinion contre eux ? Pensons à Giordano Bruno brûlé par l’inquisition ou à Galilée condamné par l’église et par l’opinion de son temps pour avoir proféré des vérités qui nous paraissent aujourd’hui tellement évidentes qu’on pourrait les dire sacrées. Il faudrait plutôt admirer le courage et la lucidité visionnaire de l’évêque. Cette proposition a en effet un double avantage :

- d’une part, au moment ou la défense de la paix sociale parait plus que jamais nécessaire en Europe et ou l’épouvantail de la guerre des civilisations est agité par les conservateurs de tous poils, elle envoie un signe positif aux communautés musulmanes du vieux continent qui sont aujourd’hui victimes de discriminations d’autant plus inacceptables qu’elles font l’objet d’un tabou et d’une omerta insupportables que seuls les esprits les plus courageux et les plus prompts à s’opposer à l’air du temps osent briser ;

- d’autre part, substituer le vocable « Allah » aux appellations « chrétiennement correctes » de la divinité aura l’avantage de hâter la disparition des esprits influençables de cette superstition mortifère qu’est le christianisme, superstition si bien stigmatisée par ce grand penseur qu’est Michel Onfray dans son traité d’Athéologie !

Pour la défense de la paix sociale, pour l’avènement d’une société enfin libérée de l’obscurantisme chrétien, soutenons Mgr Muskens dans son combat !

02/08/2007

Internet ou l’impudent triomphe du graphomane

Pour Thomas, dont le beau premier livre sera publié à la rentrée.

Naguère une première publication était vécue par un jeune auteur comme une consécration. Il n’est qu’à penser aux dernières phrases du poignant ouvrage de Patrick Modiano intitulé Un Pedigree pour comprendre à quel point l’admission au rang d’écrivain publié pouvait être vécu comme un profond soulagement, une réussite sociale, voire même une forme de salut métaphysique. Il s’agissait d’une condition, non suffisante, pour accéder au statut envié d’écrivain véritable. Etre lu par des inconnus n’était pas donné à tout le monde. Les auteurs publiés, même s’ils n’étaient pas tous brillants, loin s’en faut, formaient une sorte de caste à laquelle il était en principe difficile d’accéder. La distance qui existait entre un auteur et ses lecteurs cultivait dans le public une révérence de nature quasi-religieuse à l’égard des écrivains. Les écrits publiés avaient ainsi une aura qui permettait le développement d’une lecture attentive, patiente, et parfois même inquiète. Ces écrits, par leur statut d’œuvre publiée, étaient a priori plus susceptibles que nos gribouillis intimes de receler une part de vérité, une parcelle de beauté. Le mot culture avait un sens.

La fureur démocratique contemporaine, conjuguée aux moyens offerts par Internet, a détruit ce bel édifice. (C’est ce que constate lucidement, notons le au passage, un ancien gourou du culte d’Internet qui a récemment perdu la foi). Car aujourd’hui n’importe quel graphomane peut théoriquement être lu « sur son blog » par le monde entier. Rappelons la définition définitive donnée par un grand écrivain, Milan Kundera, dans son ouvrage L’Art du roman, de la graphomanie. «Graphomanie. […] N’est pas la manie de créer une forme mais d’imposer son moi aux autres. Version la plus grotesque de la volonté de puissance. »

C’est que le lyrisme triomphant et content de lui qui se donne libre cours dans l’euphorie de la « Revolution Internet »n’est pas exempt d’une certaine rage vindicative. C’est ainsi que finissent les héros ! Ces belles œuvres ne nous regarderont plus de haut. Tels des briseurs d’idoles d’un autre temps, nous les faisons chuter de leur piédestal, nous les faisons rentrer dans le rang, et que dorénavant, à moins d’être coupée, pas une tête ne dépasse ! Internet est un immense cours d’eau informe qui depuis longtemps est sorti de son lit, alimenté qu’il est sans cesse par les productions logorrhéiques du graphomane contemporain. Ce fleuve monstrueux entraîne dans son cours obstiné les débris délaissés de la grande culture vers l’océan d’oubli et d’ignorance que sera notre avenir. Ce déluge de mots efface progressivement toute forme intelligible du paysage intellectuel contemporain. Le brouhaha numérique impose le silence à toute conversation intelligente et c’est ainsi que l’insignifiance triomphe, pour le plus grand bonheur de la bêtise éternelle qui depuis des siècles attendait, tapie dans l’ombre, l’heure de sa victoire.

Sur un mode plus léger peut-être, nous pourrions constater qu’Internet nous donne tous les jours la preuve que nous sommes parvenus au stade terminal et comique de la lutte pour la reconnaissance chère à Hegel. Celle-ci, fondatrice de l’humanité de l’homme, s’est virtualisée sur une scène numérique sur laquelle chacun peut s’égosiller à loisir sans risque d’être véritablement lu ou contredit. La rage destructrice des blogueurs et autres journalistes citoyens n’a pas de limites. Ils veulent la peau des « médias officiels » et il est difficile de douter qu’ils l’auront bientôt. Mais en abolissant avec enthousiasme la distance et donc toute médiation entre le lecteur et l’auteur c’est la culture elle-même que l’on abolit dans la cacophonie généralisée qui se substitue à elle.

A propos du graphomane, Kundera, dans Le Livre du rire et de l’oubli faisait aussi cette prophétie. « Quand un jour (et cela sera bientôt) tout homme s’éveillera écrivain, le temps sera venu de la surdité et de l’incompréhension universelles. »

Ce jour, c’est aujourd’hui.

Disgracieux état de grâce à l’Elysée

D’où vient la grâce ? Par qui ou par quoi nous est-elle accordée ? Celui qui tente d’être un bon chrétien ne peut que répondre : de Dieu. C’est à Dieu seul que nous devons la grâce, et grâce à lui seul que nous pouvons espérer la conserver. La grâce nous est accordée par Notre Seigneur non parce que nous la mériterions mais parce que nous en avons besoin. La loi seule, serait-elle divine, serait-elle comprise comme parfaitement « juste », ne suffit pas.
Mais la grâce, comme tous les concepts théologiques, s’est progressivement sécularisée au cours de l’histoire de notre pays. Désormais elle est accordée non seulement en vertu d’une action divine, mais aussi en vertu d’un pouvoir politique reconnu comme légitime. C’est ainsi que le droit de grâce est devenu l’apanage des rois durant l’Ancien Régime. En outre, ce processus n’a pas laissé intact le concept qui en fut l’objet. Confirmant le dicton moderne selon lequel le média est le message –dicton que nous devons d’ailleurs, chacun le sait, au très catholique Mac Luhan- la grâce s’est transformée en même temps que ses conditions de transmission ont été altérées. Elle n’est plus octroyée en vertu d’un seul mouvement descendant, mais elle s’accorde selon un mouvement à double sens. Désormais l’état de grâce qui caractérisait un être sans péché, caractérise non seulement tel ou tel sportif à qui tout parait réussir, mais aussi l’homme politique qui vient d’être élu démocratiquement. Ainsi l’élection -qui est tout au tant que la grâce un concept théologico-politique- a-t-elle pour conséquence presque mécanique l’accession à un « état de grâce » plus ou moins temporaire de l’heureux élu. Cet « état de grâce » permet de suspendre (idéalement d’effacer) les querelles qui ont marqué la période de la campagne électorale. L’état de grâce que connaît un nouvel élu à la présidence de la république déborde largement la partie de l’opinion qui le soutenait avant l’élection pour toucher presque tout le corps électoral. Il est d’ailleurs étrange de constater que cet état de grâce est d’autant plus fort que les débats qui ont précédé l’élection ont été vifs. C’est en 1981 et en 2007 que les débats ont été les plus intenses et que l’état de grâce fut le plus marqué, comme si toutes les passions politiques qui se sont investies dans la campagne, en se focalisant sur un seul individu (sur « le corps du roi » dirait Kantorowicz) au moment de l’élection se retournaient ensuite en une ferveur de nature religieuse. Sarkozy bénéficie donc d’un « état de grâce » d’une intensité sans précédent depuis 1981.
Le droit de grâce tel qu’il existe depuis des siècles permet à la fois de relativiser la justice humaine et de faire preuve d’humanité, car l’humanité de l’homme, n’en déplaise à Pic de la Mirandole, est plus dans son humilité que dans sa grandeur. Bien souvent, la justice humaine, serait-elle aussi impartiale et froide que possible, n’est pas exempte des imperfections liées aux passions humaines. « La colère de l’homme n’accomplit pas la justice de Dieu », est-il écrit dans l’épître de Jacques. A ce titre, les grâces collectives accordées depuis 1980 par l’Elysée, outre leur utilité immédiate pour alléger des prisons surchargées, ont-elles plus profondément pour vertu de marquer la fragilité de la justice humaine à travers l’institutionnalisation d’une forme d’arbitraire. Il y a une sorte de folie des grandeurs chez Sarkozy qui consiste notamment à « justifier » le droit de grâce. Seuls ceux qui le méritent, au cas par cas, se verront accorder le droit de grâce. On assiste ici à une façon de dévoyer celui-ci puisque justement il s’agissait de l’exercice d’un droit dans une certaine mesure arbitraire, qui entendait marquer les limites de la justice humaine. Transparaît donc chez notre nouveau président une foi indestructible dans la justesse de la justice humaine. Mais cette foi est la manifestation d’une confiance en soi qui met notre nouveau président au diapason de notre époque. Au fond, ne pensons-nous pas que toutes les situations humaines, même les plus tragiques, peuvent être traduites en problèmes susceptibles d’être résolus, et qu’à ce titre la justice est belle et bien de ce monde ? Dans une telle perspective, alors effectivement le droit de grâce n’a pas sa place.
Il n’est pourtant pas certain que notre nouveau président ait plus à gagner qu’à perdre dans la disparition de l’exercice du droit de grâce au sens plein du terme. En effet, accorder une grâce était également une façon de reconnaître que la grâce que le peuple nous accorde est, pour une part au moins, arbitraire et imméritée, et qu’à ce titre elle doit être rendue. Non, Sarkozy ne doit pas à son seul « mérite » le fait d’être devenu président de la République. Non les prévenus ne doivent pas à leurs seuls démérites le sort qui est le leur. Une forme de prudence et d’humilité imposerait de rendre un peu de cette grâce qui fut accordée. Car en démocratie aussi, où la voix du peuple est la voix de Dieu, Dieu reprend après avoir donné, ou -s’il faut s’exprimer en termes strictement païens (et donc plus laïco-compatibles)- la roche Tarpéienne est proche du Capitole.