"Aussitôt après nous commence le monde que nous avons nommé, que nous ne cesserons pas de nommer le monde moderne. Le monde qui fait le malin." Charles Péguy

31/03/2008

L’heure d’été



Nous qui pensions vivre enfin dans la clarté du présent sommes soudainement passés à l’heure d’été. A l’heure de ce qui a été. Nous qui pensions encore hier en avoir fini avec l’enchantement du même, avec la malédiction de la transmission…

Que reste-t-il après la destruction, après la liquidation, après la muséification enfin, des objets chargés d’art et d’histoire que nos fausses promesses destinaient à nos enfants ? Pour exister pour et par nous-mêmes peut-être, pour échapper au regard humiliant du passé sans doute, nous installions entre nous et les résidus de notre enfance un gouffre spatio-temporel qui nous permettait de vivre à la fois avec et à côté de notre héritage, furieusement décalés. Un bienfaisant décalage horaire qui permettait d’actualiser et de liquider le passé dans un même mouvement. Le passé n’existait qu’à condition de s’abîmer dans le contemporain.
Avions-nous trahi? Non, sans doute, car c’est un étrange testament qui exigeait de nous que nous nous défassions de ce qui avait envoûté nos parents. Oui, peut-être, si l’on veut bien admettre que cette trahison nous avait été commandée d’en haut. C’était cela grandir, c’était cela survivre. Rester fidèle à l’antique modernité maternelle qui nous intimait d’avancer, de jeter par dessus bord « ce bric-à-brac d’un autre âge ». Que ces objets enchantés soient mis à distance, expulsés de la maison familiale. Qu’ils soient caricaturés puis dupliqués à l’infini par des machines en Asie, qu’ils soient moqués et parodiés sous une forme contemporaine dans nos écoles d’art. Que la maison familiale elle-même soit profanée par nos pacifiques hordes adolescentes, avant d’être vendue, liquidée elle aussi. Qu’aucune trace ne subsiste de la douce tyrannie maternelle. De son culte intangible du mouvement. Qu’un grand éclat de rire balaye toutes ces vieilleries, qu’on les confine dans des musées afin de les rendre inoffensives, comme on tenait autrefois à distance les esprits avec des gri-gri, comme on enferme aujourd’hui les fauves, lorsqu’ils sont en voie d’extinction, dans des réserves ou dans des zoos où nous pouvons les admirer et simuler nos terreurs anciennes.

En dociles petits soldats nous avions répondu présents aux injonctions inédites de l’époque. Nous nous sommes rebellés bien comme il le faut contre le passé de nos aïeux.

Plus rien ne se transmettait, mais tout circulait. Les parents remplissaient d’alcool les verres des enfants qui finissaient comme leurs ainés par faire tourner les joints. L’argent et les narcotiques se substituaient avantageusement aux objets d’art. Comment partager en trois deux tableaux de Corot quand il est si facile de remplir un verre, de couper une barrette, de se partager du liquide? Comment se shooter à l’art quand celui-ci ne nous parle plus ? Inversement, quel musée aurait exposé nos barrettes de shit, nos bouteilles de champagne ? Il fallait tout liquider afin de partager équitablement, afin de conjurer l’envie et la jalousie qui elles aussi circulaient entre nous. Nous libérer de la malédiction caïnique de la fraternité. Mais que savons nous de la fraternité, nous qui vivons dispersés ? Peut-être, afin qu’Abel pût présenter agréablement les produits du sol à Yahvé, Caïn fabriqua-t-il le premier vase ? Sans lui, l’offrande d’Abel aurait-elle été agréée?

Maintenant que nous avons rendu ce vase inaccessible, que ferons nous des produits du sol ? Les vases, derrière les vitrines des musées, à la place de Yahvé ? Et lors de quel rituel les fils d’Abel et de Caïn recueilleront-ils ensemble les prémices de la saison? Car c’est le lieu et le temps même du rituel qui ont disparu.

Les produits du sol, les fruits du temps vont-ils pourrir sur pieds maintenant qu’aucun dieu n’en est plus le destinataire, qu’aucun objet n’en est plus le récipiendaire?

C’est cette question mélancolique, accusatrice peut-être, que semblent poser les objets eux-mêmes dans le chef d’œuvre poignant que vient de signer Olivier Assayas. On se souvient de L’Eau Froide et de son message final énigmatique en forme de page blanche, signé par le même Oliver Assayas en 1994. C’est sur une page tout aussi blanche que paraît s’ouvrir le nouveau film de l’auteur. Mais il apparait que cette page n’était pas blanche après tout, qu'elle recelait un secret qui traversera tout le film pour venir l’ouvrir en sa conclusion sur une note d’espérance inattendue.

A l’heure d’été, la tension qui imprègne discrètement les relations entre la mère et ses enfants contraste avec la douceur du regard que porte la petite-fille (Sylvie) sur sa grand-mère et la maison de famille de son enfance. Cette jeune fille est un écho évident de la jeune fille qui disparaissait à la fin de L’Eau froide. Comme elle, elle traverse fébrilement une fête adolescente suivie par une caméra tout aussi fébrile. Mais quand la jeune fille suicidaire de L’Eau froide paraissait tourner en rond sans rien avoir d’autre à offrir en holocauste qu’elle-même (avant d’entrer dans l’eau froide, ne coupe-t-elle pas ses cheveux pour simuler un dérisoire rituel sacrificiel ?) la jeune fille de L’Heure d’été est à la recherche de son amoureux secret pour aller picorer en sa compagnie, dans l’épaisseur de la végétation, les fruits du jardin. La bonne nouvelle de L’Heure d’été c’est donc qu’au-delà de la poignante mélancolie du film, il semble exister une extériorité bienfaisante. Cette extériorité c’est celle de la nature et des objets, de ce qui constitue la pérennité du monde lui-même au-delà de la violence iconoclaste et feutrée de la néo-humanité délocalisée, détemporalisée, déritualisée. Cette extériorité se matérialise dans le film par le point de vue adopté par le metteur en scène, qui est souvent celui des objets eux-mêmes, la maison familiale, les arbres qui l’entourent, un vase vide. Les personnages de L’Heure d’été ont été suivis pendant leur longue liquidation du passé par le regard douloureux des objets et des arbres qui paraissaient réclamer en vain des hommes la même attention qu’autrefois. En témoigne les scènes où les personnages sont vus à travers une vitre, celle d’une voiture par exemple, où se reflète de grands arbres penchés avec commisération sur la triste humanité qui se débat pour se défaire d’un héritage trop lourd à porter mais dont elle ne peut pourtant se passer.

La nature, les objets offrent au metteur en scène un point de vue privilégié pour observer l’humanité faire face à ses contradictions. Si l’on admet que le religieux n’est pas seulement extérieur à l’humanité mais qu’il en est aussi constitutif, et que c’est parce qu’il est extérieur qu’il en est constitutif, alors on admettra que ce regard est nécessaire. Ces arbres, ces objets, c’est ce qu’il y a au-delà du social étouffant, mais c’est aussi ce qui constitue le social, à travers les rituels au cœur desquels ils se trouvent. C’est en eux que le secret, le fondement de l’humanité de l’homme réside.

Ces rituels ont-ils disparus à jamais en même temps que le lieu qui en était le théâtre ? La conclusion du film semble suggérer que le monde trouvera peut-être des ressources inattendues dans le cœur même de l’homme. La petite-fille, la bien nommée Sylvie, regrette finalement, par-dessus la tête de son liquidateur de père, la disparition de la maison familiale et recueille presque sans y penser les prémices du temps, laissant espérer malgré tout qu’au-delà des vicissitudes du temps une transmission demeure possible.

27/03/2008

Du relativisme culturel, de Villiers-le-Bel à Lhassa

On mesurera les progrès simultanés de la propagande chinoise et du relativisme culturel institutionnalisé dans la réponse du ministre-conseiller Qu Xing à la suggestion de Jean-Pierre Elkabbach d'autoriser l'envoi d'une mission de l'ONU à Lhassa. "Et pourquoi pas à Villiers-le-Bel?" Oui, pourquoi pas? Le journaliste a eu beau se récrier en affirmant que les deux situations n'avaient rien de comparables, les dénonciations rituelles de la discrimination dont sont victimes les Tibétains là-bas, les Maghrébins ici, nous amènent effectivement à penser avec le ministre-conseiller Qu Xing, qui n'a pas fait ses études en France pour rien, que les droits des minorités ne sont pas mieux respectés ici que là-bas, et que la France n'a pas de leçon de droits de l'homme à donner à qui que ce soit, fût-ce une dictature (car ne vivons-nous pas, selon certains parmi les plus acharnés à défendre ici les droits éternellement bafoués des minorités, une période de restauration d’un « pétainisme transcendantal » propre à la France dont l'horreur vaut apparemment bien celle du capitalisme rouge et colonisateur de Pékin?).
Comme Durban I l'a prouvé, comme les prémices de Durban II l'indiquent, nous sommes aux temps de l'instrumentalisation par les pires régimes de la planète du thème des droits de l'homme contre ceux qui les ont inventés, c’est-à-dire les Occidentaux. Que cette instrumentalisation, dont l’efficacité auprès des opinions publiques occidentales ou orientales n’est plus à démontrer, se produise simultanément à une radicalisation d’une partie des opinions publiques occidentales sur la question des droits de l’homme ici et ailleurs ne laisse rien augurer de bon pour l’avenir des relations internationales. Que cette instrumentalisation participe à un processus généralisé de discréditation du politique ne laisse rien augurer de bon pour les institutions démocratiques elles-mêmes.

14/03/2008

Compter jusqu’à trois ou la grâce de la littérature



A mon fils, qui à deux ans et quelques, compte parfaitement jusqu'à deux.





Boycotter le salon du livre au nom de la morale, c’est boycotter la littérature elle-même





Le chiffre deux a un charme fou. C’est grâce à lui que nous savons qu’il y a nous et les autres. Nous qui sommes si gentils, si purs, si vertueux quand eux sont si perfides si corrompus, si fourbes. Nous qui souffrons sous le joug de l’oppression quand eux ricanent derrière leur ignoble mur tout en comptant leurs richesses et nos morts. Nos maîtres se cachent à l’abri de leurs forteresses pour nous exploiter et nous faire souffrir. Ce que nous sommes nous n’en sommes pas responsables car depuis trop longtemps nos maîtres jouissent de notre martyr. Derrière leurs murs ils boivent leur sale alcool en trinquant pour que nos souffrances perdurent. Leur jouissance serait sans saveur si nos cris de douleur ne l’agrémentaient. Ils prétendent s’occuper de leurs affaires et regarder ailleurs mais nous savons qu’ils ne pensent qu’à nous. Leurs balles trahissent leur obsession lorsqu’elles tracent sur nos corps les signes lumineux que grâce à Dieu nous savons décrypter. C’est notre destin, il nous faut périr car nous sommes leur raison de vivre, même si jamais ils ne l’avoueront, même s’ils prétendent vivre sans nous, même s’ils prétendent nous ignorer. Nos jeunes corps les fascinent, eux les représentants orientaux d’une civilisation occidentale destinée à périr. Dans le temps et dans l’espace, ils sont doublement malvenus. C’est pour cela qu’ils s’en prennent à nos enfants, leur impossible avenir, l’objet de leurs holocaustes démoniaques.
Vous qui m’écoutez, il vous faut maintenant choisir. Soit vous êtes avec nous, soit vous êtes contre nous. Soit vous vous asseyez avec eux et lisez leurs livres, soit vous êtes avec nous et résistez. La littérature, cette suspension du jugement de Dieu, doit s’effacer devant l’impératif de résistance. Le temps du Logos est révolu. Assez de mots, des actes.

Par quelle grâce me suis-je néanmoins assis et ai-je pris un livre (1)? Par quel miracle me suis-je penché sur ce long roman dans lequel Philip Roth lui-même se dédoublait pour prôner cette hérésie antisioniste, le diasporisme ? Par quel prodige ce texte m’a-t-il à la fois troublé, amusé, irrité? Comment ai-je pu ensuite dévorer ces Notes sur la terreur de Marc Weitzmann dans lesquelles l’auteur s’interroge courageusement sur sa judéité et trouve cette réponse fulgurante et temporaire que nous devrions tous méditer, « c’est le poison français en moi qui me fait juif ».
La distance de soi à soi que permet la littérature rompt radicalement l’envoûtement dualiste ; la littérature désenchante le monde et le débarrasse de ce charme entêtant qu’est la dualité. Grâce à cet art de sortir de soi nous devons renoncer au lyrisme puéril qui porte en lui la distinction absolue du gentil et du méchant, du maître et de l’esclave, du dominant et du dominé.
Le lecteur, l’auteur et son œuvre. Dans sa disposition même, la littérature est comme le christianisme, trinitaire.
Alors que je termine ce petit texte, un affreux doute m’étreint. Serais-je, en opérant cette distinction que je veux définitive entre le Deux et le Trois, en train de succomber au charme vénéneux du Deux ? Me serais-je laissé emporter à mille lieux de la littérature que je prétends défendre ? C’est bien possible.

(1) Au fond, cette grâce à un nom, celui d’Alain Finkielkraut qui fait preuve d’une clarté incomparable dans la transmission de ses enthousiasmes littéraires et de ses inquiétudes politiques.

La glaçante actualité de Joseph Conrad

Dans son roman L'Agent secret, Conrad met en scène un pitoyable espion qui pour complaire à ses maîtres finit par se résoudre à organiser un attentat dont son beau-frère, un handicapé mental, est l'exécutant innocent et l'unique victime.
Badgad au début du mois dernier connut un double attentat, dont il apparut rapidement que les deux principales protagonistes, qui périrent sur le coup, étaient deux femmes handicapées mentales instrumentalisées à distance par d'obscurs criminels.
L'ignominie de ces actes qui firent plus de cent morts fut à peine commentée. On préféra plutôt voir dans ce raffinement de cruauté et de cynisme un mensonge de plus de l'armée américaine. Voici comment aujourd'hui une paranoïa ritualisée alimente un refus de voir la vérité en face.
Grâce à Joseph Conrad, se confirme le cliché selon lequel la réalité souvent dépasse la fiction. Et de loin.
Mais, comme si l'abomination de ces actes ne suffisait pas, il faut que l'époque y superpose sa signature. A l'abomination nous ajoutons le déni de cette abomination. C'est ainsi que nous nous empressons aujourd'hui de recouvrir cette réalité d'une fiction lénifiante : on nous ment. Si seulement!

12/03/2008

"Passées les bornes....






...il n'y a plus de limites."







Magnifique et irréfutable vérité entendue lors de l'incroyable émission du 10 mars dernier intitulée Ils ne respectent rien!
Cette vérité fut assenée si sérieusement par Christophe Hondellate, néo-journaliste et propagateur du cynisme de TF1 comme de "l'esprit Canal" (ou devrais-je dire du cynisme canal et de l'esprit de TF1?) sur France 3 que c'est à croire qu'il réinventait Alphonse Allais sans le savoir.
Vivement la fin de la publicité sur le service public.

La belle idée de Björkassine à Shanghai : nous sommes tous des Tibétains !


Björk a bien de la chance. L’égérie définitive et islandaise de l’ultrabranchitude façon Inrocks n’est pas seulement très belle, talentueuse et extrêmement populaire parmi les gens qui savent ce qu’il faut penser. Elle peut en outre, grâce à cette réputation haut de gamme, raconter n’importe quoi en toute impunité.

C’est un modèle de happening artistico-médiatique à proposer à l’imitation de tous nos amis artistes qui envisageraient de défendre quelques causes dans le vent afin de lancer ou relancer leur carrière.
D’abord subtilisez à votre gamin sa panoplie de d’Artagnan et revêtez-là, puis installez-vous sur une scène de 200 m2 au milieu d’une palanquée de choristes et danseurs ethnico-branchouilles disposée là pour vous mettre en valeur. Puis, après l’heure et quelques de concert réglementaire, finissez par un morceau qui vous permet de trépigner sur place comme un pantin désarticulé en hurlant declare independence pendant environ quatre minutes. A l’issue de cette apothéose, regardez longuement dans le vague, les yeux perdus très au-dessus de votre public en transe, puis susurrez à l’assemblée des Chinois réunis pour vous écouter et dont vous vous foutez comme de l’an 40 « Tibet, Tibet ». Après cela quittez rapidement la foule consternée par vos déclarations et dépêchez-vous de prendre l’avion en laissant les spectateurs et les Tibétains se débrouiller avec ce cadeau empoisonné face au régime chinois.
C’est ainsi que la phrase « Tibet, Tibet, raise your flag (hisse ton drapeau) » prononcée par la chanteuse islandaise Björk lors d’un concert à Shanghai le 2 mars dernier fut pour elle l’occasion de recevoir un brevet de courage octroyé de façon quasi unanime (Chinois exceptés) par ses innombrables fans. Un pur geste de rock’n’roll. Une grande victoire de la rebelle attitude. Peu importe qu’en agissant ainsi elle embarrasse et peut-être même mette en danger ceux qui ont eu la mauvaise idée de consacrer une bonne partie de leur salaire mensuel à un spectacle dont ils ne pouvaient soupçonner qu’il se transformerait à leur insu en meeting politique. Peu importe qu’elle rende moins probable la tenue de concerts dits « alternatifs » dans la cité chinoise qui devra sans doute se contenter de Céline Dion et autres mastodontes apolitiques de la variété internationale tels que les Rolling Stones dans les années à venir. Peu importe que l’indépendance du Tibet ne soit réclamée par à peu près personne aujourd’hui, si l’on excepte un petit milieu people quasi ignorant de la réalité tibétaine à Hollywood et ailleurs. Peu importe enfin et surtout, qu’en se livrant à cette déclaration irréfléchie Björk ait peut-être favorisé un durcissement futur de la répression au Tibet en réactivant la paranoïa chinoise sur le sujet. Non, ce qui compte quand on est une pop star concernée telle que Björk c’est de pouvoir défendre une cause, éveiller les consciences, résister à l’oppression sous toutes ses formes. Car c’est tellement beau de défendre une cause juste, c’est presque aussi beau que Björk elle-même, que ça n’est quand même pas le fait que vos propos sont susceptibles de provoquer des dégâts collatéraux dans des contrées arriérées incapables de comprendre leur dimension existentielle et métaphorique qui devra vous arrêtez. Car au fond, qu’a dit Björk lorsqu’elle a finalement consenti à s’expliquer ? Qu’elle a été mal comprise. Que fondamentalement, sa chanson en appelle à la libération personnelle des individus aux prises avec les institutions et que son propos n’est qu’incidemment politique. Puisqu’elle se trouvait à Shanghai, elle en a profité un peu par hasard pour donner une dimension plus directement politique à ses propos. C’est l’occasion géographique qui fait le larron éthique. Cette occasion était trop belle. Ce beau rôle ne pouvait lui échapper. Les conséquences de ces propos ? Quelle question triviale, mais bon, si vous insistez, sachez qu’elles ne peuvent qu’être bonnes, puisque la cause est juste.
Apprenez aussi que lorsque vous prendrez la pose, rien de ce qui se produira ensuite ne saura vous être opposé. Les belles âmes, c’est un avantage non négligeable, n’ont pas à répondre de leurs actes. Les belles âmes sont concernées par la cause des peuples qui souffrent à condition de pouvoir faire savoir sans complication inutile, et si possible en prenant des airs avantageux, qui sont les gentils et qui sont les méchants. Car la cause est entendue depuis longtemps, il y a d’un côté les méchantes institutions manipulatrices et de l’autre l’homme qui doit se libérer des influences néfastes. Que les autorités chinoises rigolent moins avec les « déclarations d’indépendance », quand bien même elles seraient métaphoriques, que nos régimes post-modernes (qui eux sont parfaitement conscients de l’innocuité politique des révoltes adolescentes et post-adolescentes) est un détail d’une vulgarité telle qu’elle ne saurait arrêter la délicate rebelle à succès lorsqu’elle daigne descendre de son volcan pour venir nous éclairer. Les victimes collatérales de ce happening ethico-artistique ne pourront in fine que se réjouir d’y avoir participé, serait-ce à leur corps défendant.
Par ailleurs, que Björk elle-même pourrait être considérée comme une institution et qu’en conséquence son injonction à se libérer et à « déclarer l’indépendance » à l’égard des influences aliénantes pourrait être considéré comme la mise en œuvre à l’égard de son public d’une double contrainte serait une sophistication du propos un poil cynique qui ne manquerait pas de sel et plairait certainement à la partie la plus sophistiquée du public de la chanteuse. De cela, il pourrait apparaître en regardant cette vidéo, qu’elle est parfaitement consciente. Mais cessons immédiatement de faire du mauvais esprit et constatons que c’est la grosse artillerie manichéiste qu’il convient de mettre en avant lorsque la belle âme souhaite prendre la pose. Car ce que nous dit l’icône islandaise, c’est que nous sommes tous, à Shanghai, Paris ou ailleurs des Tibétains aliénés, que nous devrions tous nous libérer de l’influence maléfique des autres, que nous devrions tous monter sur « la plus haute de nos montagnes » et crier à la face du monde que nous ne dépendons de personne.
Le plus tristement drôle au fond dans cette histoire, est que Björk, dans un contexte qui lui échappe complètement, emportée par sa propre métaphore prise au pied de la lettre, se soit laissée griser par la fausse rébellion qu’elle met habituellement soigneusement en scène. Telle une actrice qui joue son rôle à fond, elle a oublié dans le feu de l’action scénique (espérons qu’il s’agit d’inconscience et non de cynisme) que la virtualité de ses poses révolutionnaires peut avoir des conséquences concrètes pour un grand nombre de gens pour lesquels l’usage de leur courage exige plus de discernement et d’à-propos.

Post Scriptum. Les commentaires de cet article paru chez Agoravox démontrent que je me suis très mal fait comprendre. Il ne s'agissait pas pour moi de soutenir en quelque façon la repression chinoise au Tibet. Si l 'on admet qu'il est possible même dans la sphère politique de compter jusqu'à trois on acceptera peut-être l'idée selon laquelle il n’y a pas seulement d’un côté les gentils indépendantistes tibétains innocents et ceux qui les défendent et de l’autre les pro-Chinois. Mon propos était tout autre. J’ai l’impression que Björk se sert de la cause tibétaine presque sans y penser, parce que ça fait classe, mais au fond elle parle d’autre chose, de la libération des esprits qu’ils soient aliénés par les Chinois ou par la société de consommation, pour elle c’est semble-t-il du pareil au même. Est-ce que ces amalgames rendent vraiment service à la cause tibetaine ? Telle est la question. Nous ne sommes pas ici dans la révolte post-adolescente mais dans autre chose et le Dalaï Lama lui-même a compris depuis longtemps que réclamer romantiquement et frontalement l’indépendance ne menait nulle part. Les négociations qu’il tente de nouer en profitant de la "fenêtre d’opportunité" que représentent peut-être les jeux olympiques ne sont vraisemblablement pas facilitées par les caprices d’une pop star en tournée. Sans imputer la repression qui s’est abattue ces jours derniers sur le Tibet à l’inititative de Björk, ce serait ridicule, il est cependant certain qu’elle n’est en rien utile à la cause tibetaine.

07/03/2008

Pourquoi y a-t-il Agoravox plutôt que rien ?



Puisque nous voilà contraints de faire la vaisselle, profitons-en pour réfléchir.

Hier soir, alors que ma moitié forçait son caractère en haranguant les foules, non pas place Saint-Pierre, mais place de la Mairie, afin de convaincre la population de voter dimanche pour la bonne liste de gauche, c’est-à-dire celle à laquelle elle appartient, je me trouvais pour ma part dans l’heureux état d’esprit du père de famille qui après avoir couché les enfants peut laisser vagabonder son esprit où bon lui semble tout en effectuant vaguement la pré-vaisselle qui s’avère nécessaire depuis la généralisation de l’utilisation des pastilles trois-en-un (lavage-sel-rinçage) dans les lave-vaisselle des ménages français.
Cette douce léthargie qui accompagne chez moi le sentiment du devoir quasi accompli me permit donc de me consacrer à une de mes activités favorites : faire le bilan de mes interventions du jour sur Agoravox. La discussion amorcée sous l’article intitulé Mahomet est une caricature ! m’avait donné comme à l’accoutumée l’occasion de camper le personnage du catholique bien-pensant, « intégriste » disent les ignares, celui qui défend mordicus et quelles que soient les circonstances l’orthodoxie pontificale. Je pensais alors à la surprise qui serait celle de certaines de mes connaissances si elles venaient à apprendre la teneur de mes commentaires et même de certains de mes articles ici. Nul doute qu’elles ne reconnaîtraient guère dans l’éternel catholique d’Agoravox le banlieusard un peu quelconque et passe-partout qu’elles côtoient depuis toujours, un cadre plus ou moins moyen et sans grande originalité, qui ne cherche pas outre mesure à sortir du lot et paraît se contenter de l’ordinaire que la vie lui offre, bien loin de la figure flamboyante qui joue les bigots de service sur Agoravox. Un Français moyen qui, s’il ne nie pas son attachement au Dieu de nos pères n’est pas sans cesse en train de tenter de sauver les âmes. D’où vient ce hiatus ? Comment le comprendre ? Qu’est-ce qui m’amène, comme beaucoup d’autres sans doute, ici et ailleurs, à amender ma personnalité à travers l’utilisation d’avatars extravagants et d’un pseudonyme tonitruant ? Qu’est-ce qui me pousse ainsi à surjouer ce que je suis ou ce que je prétends être ?
Je n’ai pas de réponses à ces questions, seulement des hypothèses à soumettre au débat. L’uniformisation des modes de vie, la disparition des différences substantielles entre les individus sont sans doute vécues plus ou moins consciemment de façon douloureuse par beaucoup d’entre nous, ceux en tout cas qui sont suffisamment lucides pour ne pas prendre au sérieux leur propre originalité à laquelle ils aimeraient tant pourtant croire comme tout le monde. Ce que nous redoutons peut-être confusément c’est une forme d’abolition du moi (en ce que celui-ci nous distingue de ce qui nous entoure) et donc de notre personne. La perspective d’une disparition d’une distinction claire entre moi et le monde (si elle peut nourrir simultanément le fantasme d’un retour dans l’espace fusionnel de la matrice) est, pour le moi au moins, infiniment anxiogène. Internet est sans doute à la fois un symptôme, un amplificateur et un remède à ces inquiétudes diffuses. Un symptôme car on y trouve l’expression débridée de toutes les crispations identitaires qui accompagnent l’abolition des différences substantielles. Un amplificateur car sur internet le corps, c’est-à-dire le lieu même où se manifeste aux yeux du monde notre singularité, disparaît au profit d’un ensemble de signes qui jamais ne pourront se substituer à lui de façon crédible. Un remède parce qu’internet nous permet comme je l’ai noté de surjouer nos particularités grâce à des systèmes d’opposition ritualisés. Au cours de ces joutes scripturales, chacun se retrouve rapidement dans un camp dans lequel des solidarités se manifestent et des anathèmes sont lancés.
Plus généralement, le journalisme-citoyen dans son essence même, c’est-à-dire le fait, pour un inconnu à qui personne n’a rien demandé de se mettre à écrire sur un ton pontifiant (c’est-à-dire sérieusement, à la manière d’un vrai journaliste rémunéré pour cela) à propos d’un sujet qu’il connaît parfois imparfaitement des choses souvent fort peu intéressantes, en paraissant mettre le monde à distance, ressortit sans doute du même phénomène. Il s’agit peut-être dans l’établissement d’un discours non pas objectif mais objectivisant, de rétablir une distance entre soi et le monde et éviter ainsi au moi moderne, fragilisé par la destruction des différences symboliques, de s’y perdre. C’est de cette manière aussi peut-être que l’on peut expliquer la floraison des théories du complot sur les médias-citoyen, car la paranoïa est bien naturelle pour un sujet qui est pris dans la trame du monde et ne paraît jamais être en mesure de la tisser. Cette trame "immaîtrisable" il faut bien que quelqu’un l’ait voulue et la maîtrise ainsi à ma place. La soif de sens de l’humanité est inextinguible. En paraissant comprendre, je restaure soudainement l’autonomie de ma personne. Je m’extrais de la masse des esclaves manipulés pour me situer du côté des maîtres qui tirent les ficelles, tout en paraissant dénoncer les maîtres et défendre les esclaves. Si comme le dit justement la gracieuse Marion Cotillard, « je ne crois pas tout ce qu’on me dit » et que je « pense par moi-même », je m’extrais du monde en ce qu’il est agi par des forces occultes et je parais simultanément recouvrer l’intégrité de mon moi jusque-là menacé par l’indifférenciation moderne.
Voilà qui explique peut-être qu’après des dizaines de milliers d’années pendant lesquelles l’existence d’Agoravox n’est pas apparue nécessaire à quiconque, le journalisme-citoyen et tout ce qui lui ressemble aujourd’hui sur internet sont aujourd’hui tellement indispensables à un nombre grandissant de personnes.
Bon, c’est pas tout, mais je m’égare et en oublie l’essentiel. Retour à la vaisselle.