"Aussitôt après nous commence le monde que nous avons nommé, que nous ne cesserons pas de nommer le monde moderne. Le monde qui fait le malin." Charles Péguy

16/05/2008

Devenir Français




Où s’en sont allés les enfants de la patrie ? Sur quelle route errent-ils ? Dans quel cul-de-sac tournent-ils en rond ?

Comment comprendre ce sentiment, celui d’avoir perdu ce que je n’ai jamais possédé ? Le grec des anciens et le latin, la liturgie et le dogme. La nef et le chœur, le prie-Dieu et la chaire… Où se trouvent-ils ? Quelles beautés recèlent ces mots que je ne comprends pas ou que je comprends mal ? Que nous disent-ils ? Même pendant l’office, je ne suis pas un fidèle, mais un touriste… Epaté par la luxuriance des formes, la diversité des noms propres. Les scènes des Evangiles, je les déchiffre sur les vitraux comme un enfant de classe préparatoire, la bouche qui bée, le regard vide. J’annone des noms de prophètes qui ne me disent rien.
Ma tradition, dont j’aime me glorifier, en quoi est-elle mienne ? Le supermarché et ses rayons, le pouvoir d’achat et ses aléas, tel est mon domaine, voilà à quoi je suis fidèle. Je gagne et je dépense. J’accumule et j’avale, sans digérer, des livres, des livres, encore des livres. Qui parlent de quoi ? Ecrits par qui et pourquoi ? Toute la vieille réalité, aujourd’hui indéchiffrable, s’est reversée dans de vains exercices de style pleins d’impertinence. Ou dans de la subversion en série, ou encore des critiques acerbes, voire des regards affûtés. Ou aussi dans des portraits sans concession, des fresques iconoclastes, des regards rebelles, des anticonformismes percutants. Ou même dans des récits « insolents » (comment, sans rougir de honte, se déclarer insolent après 30 ans ?), des jeux de massacre jubilatoires. Ou quoi encore ? Tout ça s’écrit et se vend, se lit d’un œil amusé, mais distrait, et fait pourtant la pluie et le beau temps à Paris-sur-Seine. Le président est un rebelle, comme dit M. le Premier ministre. L’anarchiste est couronné et le peuple, obéissant comme toujours, met en scène à coup de Blog et de My Space (et de journalisme citoyen) ses soulèvements virtuels, ses dégoûts et ses indignations numériques, toute cette misérable prose hargneuse et (parce que ?) sans âme.
A quand le point final ? A quand le temps de la lecture attentive, anxieuse ? Quand laisserons-nous la parole à l’auteur plutôt qu’à ses fossoyeurs ?
A quand la lenteur ?
Pendant ce temps, la culture, et LES cultureS (mortel pluriel), et le rire qui continuent. Le décalage et la rage, la distance et l’ironie. Tout ça par cœur, je le récite comme un zombie. Ca ne s’arrêtera jamais. Le fatras d’internet, le chaos audiovisuel, tel est le liquide amniotique dans lequel je baigne comme dans un jus, et dont je n’ai jamais émergé. Je ne veux plus m’approprier le monde, ni maintenant, ni demain. Jim Morrison et Nicolas Sarkozy, même triste combat. Je ne veux plus enfoncer de portes, ni ouvertes, ni fermées. Je veux seulement croire que, grâce aux mots et en deçà des mots, le monde continuera d’exister.
Que reste-t-il ? Finalement quelque chose mériterait d’être préservé ? Des valeurs et des choses conservées ?
La route sur laquelle s’en sont allés les enfants de la patrie, où les a-t-elle menés ? En quelle apesanteur, sur quelle balançoire glissent-ils, légers et futiles ? Vers quelles célestes vapeurs qui les envelopperont tout entiers ?
A la bénigne insignifiance du temps présent comment opposer le dur désir de durer des choses anciennes ? « La fragilité de tout enfin révélée. » Cette phrase me broie le cœur, au fil d’un livre déchirant.
Je voudrais enfin respirer l’air libre de la patrie. M’emplir de l’humus noir, gras et fertile d’une enfance inventée. Ma terre natale, où est-elle ? La terre de mes ancêtres, je n’y comprends rien. Leur attachement à la France, comment serait-il autre chose qu’une superstition ridicule, un provincialisme dépassé, une xénophobie coupable ? La nostalgie qui m’étreint lorsque je descends d’avion, mets enfin les pieds sur la terre ferme à Roissy-en-France, retrouve la douce grisaille parisienne, d’où vient-elle ? Quel sens lui donner ? Le village rassemblé autour d’un obsolète clocher, comme le faire mien ? Comment ne pas l’abandonner ?
Pourquoi ne veux-je plus être un citoyen du monde, acculturé, un affranchi qui fait le malin aux dépens des siens ?
Comment reconnaître ma dette ? Comment devenir franchouillard ? Et même, j’ose le mot, Français, enfin ?