"Aussitôt après nous commence le monde que nous avons nommé, que nous ne cesserons pas de nommer le monde moderne. Le monde qui fait le malin." Charles Péguy

16/12/2008

Des racines sous le béton ?



« France, France, réponds à ma triste querelle.
Mais nul, sinon Écho, ne répond à ma voix. »
Joachim Du Bellay
Je me souviens de mon adolescence et de cet étrange sentiment qui m’habitait lorsque je prétendais ne pas regarder avec mon père les matchs de football à la télévision. Finale de l’Euro en 1984. Ostentatoirement plongé dans Cioran, je jette néanmoins des coups d’œil torves à l’écran, comme s’il projetait un spectacle indécent. Faut que la France leur foute une branlée aux Espagnols. Qui a dit ça ? Personne n’a parlé ? C’est donc moi qui l’ai pensé ? Disons le gros beauf qui gisait en moi. Le salaud, qu’est-ce qu’il foutait là ? Que faire de mon « chauvinisme », comme on disait alors ? Que faire de ce désir illégitime, vicieux, de voir la France triompher ? Pourquoi ne pouvais-je me défaire de cet attachement ringard, plus que ringard, incompréhensible et coupable, à l’équipe de France de Football, Platini-Giresse-Tigana-Fernandez ? A seize ans, français et chauvin malgré moi. Malgré tout ce que me dictait ma conscience, je ne pouvais me débarrasser d’un fond franchouillard. Franchouillard, le mot qui fout la honte. Il fallait partir, voir ailleurs. Profondément, intimement, je ressentais l’appel du grand large. Avec la bénédiction parentale et leur soutien financier souvent, les voyages aux Etats-Unis, plus tard au Japon, plus tard encore en Chine. Voilà ce qui plaisait aux filles, voilà la seule chose qui me rendait intéressant, différent du tout venant qui sillonnait comme moi la banlieue sur une sempiternelle 103 SP.

Mais ce goût de l’ailleurs qui, me semblait-il, m’appartenait en propre, mon désir de foutre le camp, était-il vraiment une rupture avec l’enfance ? Je l’aurais juré, alors. Je quittais ma banlieue « pourrie », vite la gare, vite le RER, Châtelet, Orly. Ailleurs, je respire, j’existe, je suis moi.

A la réflexion, la quarantaine venue, je n’en suis plus si sûr. Dans une banlieue sans Histoire et sans histoires, la mienne, l’arrachement moderne allait de soi, c’était un destin. Mon désir d’ailleurs, une vaine surenchère sur ce destin. Pavillon années 70, panneau de basket devant le garage, gazon propret, le samedi direction l’hypermarché qui trônait au cœur d’un immense centre commercial, arrogant monument prétendant se substituer à la ville sur laquelle on l’installait. Le centre commercial, plus radical qu’une cathédrale qui elle n’a jamais cherché à remplacer le monde ancien, mais seulement le subvertir, le réorganiser. Se souvient-on de ces villes 2, de ces immenses centres commerciaux créés autour de Paris pour cacher la vieille banlieue ou recouvrir l’obsolète campagne? Un rêve de nouveau monde qui remplaçait avantageusement l’ancien, banlieusard ou campagnard, ouvrier ou agricole, que nos parents voulaient oublier. Le nouveau monde près de chez vous. Internet avant Internet. Inutile de traverser l’océan. Ce nouveau monde a alors colonisé l’ancien avec son assentiment le plus total. Les trente glorieuses ont rêvé de débarrasser la nouvelle Europe apaisée de son Histoire tortueuse et de ses conflits millénaires. D’ensevelir cette vieille Europe tricarde d’elle-même sous une couche de béton. Cachez cette terre française gorgée d’un sang impur ! Celui de nos ancêtres morts pour cette obsolète patrie, victimes ou bourreaux impliqués dans obscures querelles que nuls aujourd’hui ne saurait plus débrouiller ! Le crime nazi et la collaboration française écrasent tout. Le passé est mauvais, un point c’est tout ! A coup de bétonneuses, le monde s’est brutalement vidé de son sens. Les choses sont devenues des objets, alignés sur des rayons d’hypermarché, « à profiter ». Le monde n’avait plus aucune vocation à durer. Il devint artificiel, consommable, malléable. Les racines brutalement coupées, étouffées sous le béton. Je suis né sur cette plateforme, cette dalle sur laquelle tout glisse.

Notre ancienne religion est devenue une superstition, c’est-à-dire un rite incompréhensible. A la place, culte de l’Amérique et de l’Américain, du lointain, obsolescence du prochain, amour de l’avenir, haine du passé, ou alors amour du passé mais folklorisé, mis à distance et neutralisé, comme une bête sauvage dans un zoo. Equivalence des formes et des cultures. Le tout moderne à la maison. Le regard fixé sur l’horizon, malgré la crise et les difficultés qui commencent.

A 16 ans, en ringardisant la vieille France moisie j’avais donc tout fait comme il le fallait. C’était au temps où L’Idéologie Française régnait en maitre dans les esprits, jusque dans la classe moyenne moderne de mes parents, sans qu’elle en ait nécessairement conscience. Gauche moderne contre droite libérale. Tous ou presque étaient d’accord pour tenir le passé à distance. Mon grand-père, mon cher grand-père, fils de tout petits paysans était un lepéniste honteux, je ne l’ai appris qu’à sa mort en 1997. Ringardise de l’attachement à la communauté. Je me croyais malin et libre-penseur, alors que j’aboyais avec la meute. Un peu plus fort et un peu plus hargneusement que mes parents, c’est tout. Esprit libre et sans attache. La gare de banlieue est le centre. Nous étions aspirés vers l’ailleurs, vers l’au-delà moderne. Dans le temps et dans l’espace, seul l’étranger existe. Je n’appartiens à rien ni personne, je ne suis de nulle part. C’est écrit. Nowhere Kids. Le nom de mon groupe Punk virtuel en 1985 (1).

Quelques années plus tard, l’Orient merveilleux et ses buildings immenses. Les néons criards de Tokyo provincialisent ma ville-lumière. Mon moi ne mérite pas qu’on s’y attache. Une illusion. Mon goût pour le bouddhisme, c’est de l’arrachement et du détachement au carré. Du super-moderne. A Tokyo, du verre, du béton, des métros, des avions. A Shinjuku, en haut des buildings, de me voir si haut perché, je me croyais aussi grand que le monde, pauvre con que j’étais. L’Asie, ca va vite, ça bouge. Paris, mon trou provincial à moi. Mon rire douloureux (jaune, très drôle vraiment) depuis Tokyo lorsque je recevais le courrier de mon Grand-père, agrémenté des dépêches d’un journal bien sûr illisible alors, Le Parisien (qui avait tout juste fini d’être libéré à l’époque) et qui me donnait le classement du championnat de France. J’en riais de ces dépêches alors, à l’Université avec mon pote qui faisait sa thèse sur Schopenhauer. Le seul Parisien libéré, c’était moi. En train de m’éclater à Tokyo. En train de me la jouer, avec Dôgen en langue originale dépassant ostensiblement de la poche, et auquel je n’ai jamais rien compris, je peux bien l’avouer maintenant.

Quand est-ce que j’ai fini de me la jouer ? Le snobisme qui se voulait rigolard et cool de ma jeunesse, m’en suis-je vraiment débarrassé ? Le retour aux racines, et à la religion, un super-snobisme ? Comment accéder à ce qui gît sous le béton ? Les livres, un écho de la terre et du ciel? La culture, une arme pour forer et pulvériser le béton? Vraiment ?

Le rituel, seul et sans trop de conviction, autre chose qu’une pose ?


(1) Je me rends compte grâce à mon cher ami Google qu’aujourd’hui existe un groupe « post-grunge », un mouvement sans doute pas très éloigné de ce qu’était le Punk de mon adolescence, qui est l’auteur d’un morceau intitulé Nowhere Kids, visible et écoutable (?) ici, et qui développe une vision de la famille et de la vie en banlieue étonnamment proche de celle que je devais avoir alors. Malheureusement ou heureusement, je n’ai enregistré alors aucun single qui aurait été l'hideuse et irréfutable preuve que même en matière de vacarme la vieille France peut parfois être en avance sur les Etats-Unis.
Florentin Piffard

12/12/2008

Les sources chrétiennes oubliées de la morale d’Arthur Schopenhauer et Michel Houellebecq

Autant annoncer nettement la couleur. Depuis quelque temps je méditais de me lancer dans une entreprise de récupération, au profit du christianisme, de grandes figures de la philosophie et de la littérature. S’il faut rendre à César ce qui est à César, il faut aussi, c’est écrit, rendre à Dieu ce qui est à Dieu. Le but de cet article est de montrer que la source de la morale schopenhauerienne -et donc houllebecquienne- est chrétienne avant d’être bouddhiste, hindouiste, ou même schopenhauerienne. Et puisqu’il s’agit de rendre à chacun ce qui lui revient, c’est à Antoine Compagnon et à son livre passionnant, Les Antimodernes, que je dois la possibilité d’entamer cette tâche avec Arthur Schopenhauer et Michel Houellebecq aujourd’hui.

Michel Houellebecq n’a jamais caché sa passion pour Schopenhauer. Selon le romancier français, qui s’autoproclame « militant schopenhauerien », le philosophe allemand serait sa principale influence intellectuelle. Houellebecq a même reçu il y a quelques années un « prix Schopenhauer » des mains de Catherine Millet, déclarant à ce propos, sobrement et sans fausse modestie, « je crois que je le mérite ».
Dans son dernier ouvrage, coécrit avec Bernard-Henry Levy, Michel Houellebecq a recours à Schopenhauer lorsqu’il évoque ses relations douloureuses avec sa mère et plus généralement ce que vivent ceux qui ayant été abandonnés par leurs géniteurs, cherchent à les revoir. Selon le romancier, « tous » tirent de leur rencontre avec leurs parents biologiques « un grand enseignement ». Cet enseignement c’est, à suivre Houellebecq, « la face sombre du Tat tvam asi, le « Tu es ceci » dans lequel Schopenhauer voyait la pierre angulaire de toute morale (p.208) ». Cette face sombre écrit-il un peu plus loin « c’est la reconnaissance de sa propre essence dans la personne du criminel, du bourreau ; de celui par qui le mal est advenu au monde ». On pourra admirer au passage l’extrême précision des phrases employées ici. L’enfant se reconnaît comme bourreau dans son géniteur, en ce sens très précis que c’est par lui, son géniteur, que « le mal est advenu au monde », c’est-à-dire soi-même, une figure du bourreau. Pour ceux qui douteraient que Houellebecq est un penseur en plus d’être un écrivain de premier plan, conseillons-leurs de méditer ces quelques phrases afin d’en apprécier pleinement la subtile concision.

Schopenhauer maistrien

Avec l’expression Tat tvam asi, Houellebecq use d’une phrase des Upanisads qui forme le socle de la philosophie morale de Schopenhauer (Cf en particulier son Fondement de la morale). Or selon des recherches récentes de spécialistes, le Tat tvam asi des Upanisads n’est utilisé que depuis peu de temps par l’hindouisme dans le domaine de l’éthique, sous l’influence de Paul Deussen, un disciple de Schopenhauer, qui fit plusieurs conférences à ce sujet en Inde à la fin du XIXe siècle. En faisant un aller-retour en Occident cette expression s’est chargée d’une dimension morale qu’elle n’avait pas en quittant l’Inde. Il semble donc que le fait d’user de l’expression Tat tvam asi dans un contexte moral tel que le fait Schopenhauer dans son Fondement de la morale, est une innovation. Schopenhauer fait de la Compassion (la majuscule est de lui) la source de toute vertu humaine sincère et désintéressée en se fondant sur une notion indienne qui est étrangère à cette Compassion. La compassion est bien sûr un concept chrétien (le modèle de la compassion est la souffrance de la Vierge qui accompagne celle de son fils). Schopenhauer aurait-il fait un détour par l’Inde pour s’approprier un concept qui existait déjà dans sa propre tradition ? Dois-je à mon incorrigible christianophilie cette hypothèse saugrenue ? La lecture de l’ouvrage déjà mentionné, Les Antimodernes, d’Antoine Compagnon, m’apporte un début de réponse. Selon Antoine Compagnon, la morale de Schopenhauer doit beaucoup au christianisme, quelque peu hérétique selon lui, de Joseph de Maistre. Selon Compagnon (Les Antimodernes, p.104-108), Joseph de Maistre se fait une conception « hétérodoxe » du péché originel, conception selon laquelle le péché originel n’a pas été commis une fois pour toutes par nos ancêtres Adam et Eve mais est continué dans l’histoire. Pour Joseph de Maistre, la crucifixion du Christ ou la Révolution française sont des réitérations du péché originel. Or il se trouve que Schopenhauer reprend cette conception du péché originel continué, sous une forme différente, puisque ce péché prend la forme de la génération (l’acte sexuel procréatif). C’est en ce sens que le péché se transmet. On admirera au passage la précision de Michel Houellebecq à ce sujet puisqu’il situe très exactement lui aussi dans la génération le processus de reconnaissance et de transmission du mal, sans pour autant revenir à sa source chrétienne, j’y reviendrais quant à moi plus loin. Ainsi selon Renouvier cité par Compagnon, pour Schopenhauer, « le péché originel est le péché actuel ».

Antoine Compagnon nous met sur la piste d’un Schopenhauer « chrétien malgré lui ». La postérité, et Michel Houellebecq avec elle, a entériné le mythe forgé par Schopenhauer lui-même d’un Schopenhauer bouddhiste ou hindouiste. Selon Schopenhauer c’est en surmontant l’individuation, l’attachement du moi à lui-même, que l’on accède à la morale authentique consistant à reconnaître la vanité de l’identité individuelle, puisque celle-ci se confond avec autrui dans le concept plus large de Volonté. Le « Tu es ceci » est la reconnaissance de soi dans autrui, au-delà de l’individu « occidental ». Schopenhauer n’a pas hésité à attribuer à l’Occident une propension à cultiver le moi qui se serait traduit dans la culture par l’invention d’un Dieu personnel, tel le Dieu chrétien. « La croyance en Dieu a sa racine dans l’égoïsme » écrit paraît-il quelque part Schopenhauer.

Pourtant à la lecture de son chef d’œuvre, Le Monde comme Volonté et comme Représentation, se dessine parfois une image différente du christianisme selon Schopenhauer. Celui-ci trouve en effet au livre quatre de cet ouvrage que « la morale » chrétienne anticipe sa propre conception morale de l’identité de la victime et du bourreau.

« Et en effet le vulgaire ne voit pas que le tourmenteur et ses victimes sont une seule et même Volonté ; que la Volonté, par laquelle elles sont et elles vivent, est à la fois celle qui se manifeste en lui, qui même y atteint à la plus claire révélation de son essence ; qu'ainsi elle souffre, aussi bien que chez l'opprimé, chez l'oppresseur, et même, chez ce dernier, d'autant plus qu'en lui la conscience atteint un plus haut degré de clarté et de netteté, et le vouloir un plus haut degré de vigueur. — Au contraire, l'esprit délivré du principe d'individuation, parvenu à cette notion plus profonde des choses, qui est le principe de toute vertu et de toute noblesse d'âme, cesse de proclamer la nécessité du châtiment : et la preuve en est déjà dans la morale chrétienne, qui interdit absolument de rendre le mal pour le mal, et qui assigne à la justice éternelle un domaine distinct de celui des phénomènes, le monde de la chose en soi. « La vengeance est mienne, c'est moi qui veux punir, dit le Seigneur. » [saint Paul épitres aux Romains, XII, 19]. »

Schopenhauer contre Dostoïevski, tout contre

Dans un rapport de rivalité avec sa mère qui se réclame bruyamment d'une perspective dostoïevskienne, et donc chrétienne – de façon sans doute perverse « on doit tous se pardonner, dit-elle selon Houllebecq », mais demande-t-elle vraiment, sincèrement pardon à son fils ?-, Houellebecq situe sa propre morale schopenhauerienne dans une perspective complètement différente. « [R]ien à voir avec le pardon chrétien », écrit-il ici (p.208). Le pardon chrétien serait à mille lieux de la reconnaissance d’autrui en moi schopenhauerienne. On sait pourtant déjà que l’opposition entre christianisme et hindouisme est peut-être plus fabriquée par Schopenhauer que réelle. D’ailleurs serait-on tenté d’ajouter malicieusement, Schopenhauer en effaçant ou en occultant grâce à ce détour indien la source chrétienne de sa morale, ne cède-t-il pas lui-même aux sirènes de l’individuation que la haute morale qu’il défend cherche à surmonter ? En rompant le lien avec la génération (chrétienne) qui le précède, il s’affranchit des contraintes posées par sa propre morale consistant à se retrouver dans l’autre, et singulièrement en celui qui nous précède, notre géniteur. En faisant du christianisme un rival, Schopenhauer se trouve contraint de le nier dans sa propre pensée en allant chercher dans les lointaines sagesses orientales un concept dont le nom est exotique mais la substance familière. De même, en cherchant à s’opposer à sa mère, Houellebecq rate-t-il la parenté, c’est le cas de la dire, de sa pensée avec celle de Dostoïevski.

La pensée chrétienne dans ce qu’elle a de plus stimulant aujourd’hui reconnaît dans le désir mimétique la source de l’humanisation de l’homme. René Girard a dans son ouvrage Mensonge romantique et vérité romanesque identifié dans la conversion chrétienne le modèle des conversions authentiques que connaissent parfois les hommes, et singulièrement les romanciers, lorsqu’ils renoncent aux illusions d’un moi autonome désirant spontanément. La destruction de ce moi menteur et la découverte de la nature mimétique de ce qui constitue l’humanité, c’est-à-dire le désir, ne font qu’un. En se découvrant impur et perméable à la méchanceté du bouc émissaire (que le nouveau moi identifie au rival fascinant à qui il empruntait naguère ses désirs) le moi découvre sa propre nature persécutrice et accède à une authentique catharsis, non sacrificielle, ou sacrificielle en un nouveau sens. C’est donc en un sens très profond que la morale schopenhauerienne et la morale chrétienne sont apparentées, même si Schopenhauer a cherché à greffer sa pensée sur une tradition étrangère à la sienne. Il a cherché à se faire adopter par l’Orient en reniant sa propre filiation, mais Houellebecq nous le montre dans son ouvrage, c’est par une reconnaissance de son identité dans autrui que l’on accède à la morale la plus haute. Et où cette identité est-elle plus problématique que dans la sphère familiale surtout lorsque, comme dans le monde moderne, les différences entre les générations s’affaissent au point parfois de faire des parents des rivaux de leurs enfants, de la même manière que le philosophe moderne transforme la culture et la religion dans lesquelles il a été éduqué en mythe (Schopenhauer parle de mythe chrétien, notamment à propos du péché originel) afin de pouvoir substituer sa propre conception du monde, sa propre mythologie serait-on tenté de dire, à celle dont il est tributaire ? Mais René Girard nous l’apprend, et à travers lui les Evangiles, c’est à nos rivaux que nous empruntons le plus, et il n’est donc pas étonnant de retrouver sous le vernis oriental de Schopenhauer et Houellebecq le bois chrétien. Mais ce christianisme est bien sûr altéré par le fait d’avoir été si longtemps caché, puisqu’il s’agit justement ici de se reconnaître dans ce qui nous précède. Comment ne pas renvoyer Schopenhauer et Houellebecq à leurs propres conclusions ?

Pardonner ou demander pardon ?

Il est possible maintenant de revenir à la question du pardon dans le texte de Houellebecq. Est-il toujours possible de soutenir que le Tat tvam asi schopenhauerien et le pardon chrétien n’ont « rien à voir » l’un avec l’autre ?
Il est sans doute plus aisé dans les circonstances habituelles de l’existence (et non pas, par exemple, dans la perspective judiciaire d’alléger à la fois sa faute et la sentence) de demander pardon que de l’accorder. Celui qui demande pardon est celui qui dans un rapport de rivalité mimétique (pensons aux querelles de couple au cours desquels bien souvent chacun se pense la victime de l’autre) admet le premier de se reconnaître coupable, plus coupable que l’autre, puisqu’il admet que c’est sa faute à lui qui doit être effacée d’abord et non le préjudice qu’il aurait subit. Le geste véritablement, pleinement chrétien, n’est pas d’accorder son pardon (surtout à quelqu’un qui ne le demande pas), mais de le demander à celui que l’on admet avoir lésé.
A suivre René Girard ici encore, l’originalité de la révélation chrétienne consiste en ce qu’elle donne la possibilité à l’humanité de se reconnaître à travers la crucifixion du Christ coupable de persécutions collectives, ou même individuelles.

Se reconnaître bourreau et non seulement victime, et donc coupable, vraiment coupable, n’est donc au fond rien d’autre que de demander pardon.

01/12/2008

La Vie moderne



La vie moderne ou la destruction du monde

Pourquoi La Vie moderne ? Pourquoi intituler La Vie moderne ces entretiens austères avec de vieux paysans dont le mode de vie et la façon de travailler sont en train de disparaître en même temps qu’eux-mêmes ? Comment ces hommes perdus au fin fond d’une campagne désertée et bouffée par la mauvaise herbe pourraient-ils vivre « une vie moderne » ? Comment serait-elle moderne cette vie rythmée par les saisons, les caprices de la nature, les contraintes de la vie animale ? La modernité, c’est nous et notre vacuité affairée, ce sont les machines et les médias, les symboles et les écrans. C’est cette humanité abstraite, tout entière tournée vers elle-même, à la fois terrorisée et saoulée par sa propre puissance, obsédée par son « actualité » aussi vaine que bruyante, par la politique et la cité, à mille lieux de ces clôtures et de ces chemins enneigés, de ces animaux malades qu’il faut soigner, de cette terre aride qu’il faut cultiver, de ce vent mauvais qui décoiffe les paysans. Modernes, ces vieillards solitaires ? Moderne cette vieille qui trait les vaches au lieu de s’abrutir comme tout le monde dans le métro au son de son iPod ?

Ce titre, comment le comprendre ? S’agit-il d’ironie ou peut-être d’une provocation de l’auteur, comme on peut le lire ici ou là ? Quel sens cela aurait-il ? De ringardiser plus encore ces paysans tellement oubliés qu’on oublie même de les ridiculiser à la télé depuis la retraite des Deschiens, sans doute parce que, pour qu’une caricature ait un sens, il faut encore que son modèle nous soit familier ? Non, bien sûr. Il faut prendre ce titre au sérieux. Ce dont nous parle Depardon dans ce documentaire, c’est avant tout de la vie moderne, et donc, en creux, de nous-mêmes. Je ne prétends pas qu’eux et nous c’est exactement la même chose. Pas encore. Ce serait céder hâtivement à ce cliché moderne selon lequel l’étranger c’est toujours un peu nous. Qu’il y a un peu de nous chez l’autre. Comment confondre en effet l’humanité citadine d’après la catastrophe, celle dont l’activité favorite semble être de scruter solitairement le web pour y découvrir une occasion de faire le malin, sans rien devoir à personne, et l’humanité paysanne qui travaille en commun depuis des millénaires pour se nourrir et nourrir le reste de l’humanité ?

Comment confondre leur humanité et la nôtre ? Mais pourtant, cette confusion, n’est-ce pas justement ce que produit la modernité débridée de notre époque lorsqu’elle vise à aligner les provinces les plus lointaines, les plus spirituellement éloignées d’elle, grâce aux mots d’ordre qu’elle diffuse d’autant plus impérieusement qu’ils s’imposent avec notre consentement le plus total ? Comment ne céderions nous pas aux sirènes du nomadisme et de la liberté ? Qu’elle était belle cette ville rêvée, celle de l’arrachement aux traditions millénaires et à l’impitoyable loi de la communauté, celle de l’anonymat libérateur ? Et n’est-elle pas valorisante pour notre ego, la sacro-sainte loi de l’autonomie moderne ? Je fais ce que je veux avec mes vieux. Surtout rien d’ailleurs.
Mais avec le triomphe idéologique de l’autonomie, n’est-ce pas la possibilité même d’un lien intergénérationnel qui disparaît ? Seul face aux écrans nous affirmons notre toute-puissance à la face d’un monde toujours trop vieux pour nous, et sans cesse soupçonné, parfois à juste titre, de vouloir nous asservir. A l’ère de l’autonomie tyrannique de l’individu et des droits sacralisés, il devient impossible à quiconque de se soumettre à la loi de la tradition sans protester.

La question qui obsède Depardon dans ce documentaire est celle de la transmission et de la vie commune. Du conflit de générations, comme il dit. Pourquoi des groupes humains qui transmettent la loi d’un vivre-ensemble depuis la plus haute antiquité se défont aujourd’hui ? Nous accusons souvent les écrans d’anéantir la vie familiale. Mais c’est prendre la conséquence pour la cause et faire naïvement de la technique un bouc émissaire. C’est au contraire, je crois, pour anéantir une vie familiale devenue insupportable que les écrans triomphent aujourd’hui. Seul face à l’écran, je ne crains personne et je triomphe d’une obsolète réalité à l’agonie. La table familiale chère à Hanna Arendt et Günther Anders est vide, voilà ce que montre le film. Les enfants l’ont désertée pour se précipiter derrières leurs écrans, ceux qui restent face aux vieux, tel Daniel, jeune homme d’une cinquantaine d’années, ne cessent de répéter qu’il préfèreraient être ailleurs. Daniel aime à travailler n’importe où plutôt que de rester à la ferme familiale, avec ses père et mère. Avec ses traits burinés et sa prose balbutiante Daniel est une figure tragique, la figure de celui qui n’a pu échapper à son destin. Et quoi de plus étranger au destin que la modernité qui permet à chacun d’être le créateur de sa propre existence ?

Le conflit des générations, il n’y a « que ça » qui empêche que cela marche comme le dit une jeune femme citée dans la bande-annonce du film. Mais ce « que ça », c’est tout. Tout ce qui nous empêche de faire un monde. Ce qui empêche la transmission et l’héritage. Comment ne pas penser à propos de ce film à un film pourtant bien différent, L’Heure d’été d’Olivier Assayas. L’Heure d’été met en scène une famille sur le point de se défaire au moment où la gardienne de l’héritage meurt. Plus rien ne se transmet, tout disparaît ou se conserve au musée, ce qui n’est guère différent. Dans L’Heure d’été le patrimoine est parvenu in extremis jusqu’à aujourd’hui grâce à l’attrait sensuel d’une jeune fille pour son oncle, cet attrait sensuel figurant déjà le confusionnisme contemporain par lequel se dissolvent les relations ritualisées d’antan.

Raymond Depardon a quitté la ferme parentale à seize ans, parce qu’il avait soif d’ailleurs, peut-être parce qu’il avait honte d’être le fils de son père, un pauvre paysan inculte. La honte de sa propre honte, voilà peut-être le sentiment étrange et ô combien nécessaire auquel nous devons cette œuvre magnifique. Ce film, dont le dernier mot est « apaisé », marque les retrouvailles symboliques de son auteur avec ses propres racines et sa propre tradition. Car ces retrouvailles ne peuvent se faire, modernité oblige, que sous la forme contemporaine d’un objet technique. C’est cela la vie moderne, et c’est cela aussi La Vie moderne. Depardon, ce drôle de fils prodigue, ne revient chez lui qu’en position de spectateur -un spectateur attentif et bienveillant certes, mais spectateur tout de même- d’un monde qui lui est devenu étranger. Le fils de paysan est devenu lui-même, pour notre plus grand bonheur, un manipulateur de symbole, un artisan presque solitaire, à mille lieux d’une vie collective ritualisée dont il ne transmet plus que des traces en même temps que la lente agonie.