"Aussitôt après nous commence le monde que nous avons nommé, que nous ne cesserons pas de nommer le monde moderne. Le monde qui fait le malin." Charles Péguy

27/02/2009

Philippe Val, la connerie en partage



On a entendu ici Philippe Val se réclamer pompeusement de la « vérité » pour s’en prendre sous une forme peu amène au « négationnisme en général », et aux négationnistes de la Shoah et du 11 septembre en particulier. Il a ainsi traité ces derniers de « sales cons ». Sur ce point précis, je ne peux que lui donner raison, jusque dans sa virulence. Mais pourquoi faut-il que sa démonstration soit gâchée, à propos de la révolution culturelle chinoise, par un exagérationnisme (1) ridicule, qui paraît s'aligner, dans son outrance même, sur le négationnisme qu’il pourfend ?
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On souhaiterait que la vérité historique ait de meilleurs défenseurs. Bien sûr, sur le fond, Philippe Val a raison. Le négationnisme, sous toutes ses formes, est une abomination. Nous devons nous interroger sur ce qui pousse un nombre croissant d’individus n’ayant aucune compétence particulière pour le faire à mettre en doute l’ampleur, et parfois même la réalité, des divers génocides et autres meurtres de masse qui émaillent l’histoire de l’humanité. Je me suis livré moi-même à ce petit exercice ailleurs. Dans les raisons données par Philippe Val – les négationnistes approuveraient secrètement les actes dont ils nient l’existence – il y a sans doute une part de vérité, même si l’explication me semble un peu courte. Je me demande pour ma part si dans la négation de l’ampleur des crimes, il n’y a pas la volonté de transformer ces crimes en sacrifice, c’est-à-dire de leur donner une forme de légitimité symbolique. A suivre René Girard, le sacrifice est un meurtre légitime, avalisé moralement par la communauté qui s’en rend coupable. A ce titre, la violence du crime est souvent atténuée par ceux qui en sont l’auteur ou qui l’approuve. C’est la structure même de la pensée mythique que décrit Girard dans son ouvrage classique La Violence et le Sacré dont je me demande si elle n’est pas à l’œuvre dans le négationnisme contemporain.

Quoiqu’il en soit, les causes de ce négationnisme sont sans doute trop subtiles pour être analysées et exposées de façon satisfaisante dans le cadre de cet articulet et par un type à moitié cultivé dans mon genre. Cependant, ce qu’il n’est pas impossible d’exposer ici, ce sont les approximations imbéciles dont Philippe Val se rend coupable quand il déclare qu’il serait « de l’intérêt de tout le monde que les dizaines de millions de morts de la révolution culturelle chinoise soient passés sous silence ». Même un non-historien tel que votre serviteur, qui préfère se plonger dans la littérature ou dans de la philosophie vulgarisée à ses heures de loisirs, et même, honte à moi, dans « l’égout » qu’est selon Val Internet, sait que la révolution culturelle chinoise a fait tout au plus quelques millions de morts. Trois millions de mort est le chiffre maximum évoqué, j’ai vérifié. De façon plus consensuelle on situe généralement le nombre de victimes de la révolution culturelle chinoise entre 400 000 et un million de morts, c’est le chiffre donné par Le Livre noir du communisme, que l’on peut difficilement suspecter de complaisance à l’égard du maoïsme.

Quel sens cela peut-il avoir de se réclamer pompeusement de la vérité historique (Val martèle à six reprises le mot vérité à la fin de sa chronique) pour travestir ainsi grossièrement soi-même la vérité en question ?

Il ne s’agit pas ici pour moi de nier les atrocités de la révolution culturelle chinoise. La folie qui s’empara de la jeunesse chinoise sous l’impulsion du président Mao fut criminelle, nul doute là dessus. Mais en quoi est-il nécessaire de multiplier le nombre des victimes par dix ? En agissant ainsi, les exagérateurs occidentaux dans le genre de Philippe Val prêtent le flan aux critiques, notamment de la part de l’opinion publique chinoise (et de ceux qui ici sympathisent avec elle), qui ne manquera pas de souligner à cette occasion ou à d’autres, les manipulations auxquelles se livrent selon elle les méchants médias occidentaux, alors que c’est plus vraisemblablement le manque de rigueur, l’approximation et, pour tout dire, la connerie de Philippe Val et qu’il paraît avoir en partage avec ceux qu’il pourfend, qui sont responsables de cette exagération grotesque. En se tirant ainsi une balle dans le pied, Philippe Val nuit à la cause qu’il prétend défendre et alimente la paranoïa à l’encontre des médias.
Ce n’est parce que, à l’heure où j’écris ces lignes, aucun parmi les nombreux commentaires indignés qu’a déjà suscité son intervention sur le site Agoravox n’a remarqué cette erreur grossière (tous ou presque, malgré l’impitoyable « esprit critique » dont ils se targuent volontiers et leur volonté de ne pas s’en laisser compter par les « médias officiels », préfèrent bien sûr, tels d’imbéciles taureaux devant lesquels on agite un chiffon rouge, se focaliser sur l’insulte proférée voire sur le sionisme supposé du coupable), que sa faute est moindre.


(1) Je parle bien à propos de l’intéressé d’exagérationnisme, et de non sionisme tout court, celui-ci, s’il est avéré, ne me pose aucun problème, mieux même, je le partage. Quant à savoir si je partage aussi sa connerie, c’est à vous de voir.

25/02/2009

Requiem pour la joie créole



Ah, nous pouvons être fiers ! Après plusieurs siècles d’efforts, nous autres Français, champions internationalement reconnus de l’intégration de nos étrangers avons enfin réussi à assimiler parfaitement les populations créoles de nos DOM, et même de nos ROM. Il était temps ! Cette insouciance qui caractérisait la lointaine France d’Amérique était une pierre dans le jardin des assimilateurs. Une insulte pour le rêve intégrationniste. Trêve de sourire, assez de proverbiale gaité et de légendaire joie de vivre ! Le bonheur créole qui frappait encore naguère le voyageur occidental lorsqu’il avait la chance de venir oublier quelque temps l’âpreté de la vie moderne sur ces rivages enchanteurs est enfin de l’histoire ancienne! Aux oubliettes la douce langueur de la biguine ! Adieu les « bals négres », aussi bons pour le moral fussent-ils ! Enterrée la joie éclatante du Zouk ! Fini l'heureux temps du carnaval, voici celui des manifestations, barrages et pillages ! L’alignement des provinces, autrefois prophétisé par Alexandre Kojève, triomphe enfin jusque dans les lointaines Antilles françaises!

Le Guadeloupéen aujourd’hui serre les mâchoires et revendique comme n’importe quel petit-bourgeois occidental obsédé par son pouvoir d’achat. Exit la pauvreté joyeuse de nos frères antillais, bonjour la triste opulence à l’occidentale! L’insulaire antillais exige de pouvoir faire la gueule comme n’importe quel hexagonal de base, avec ses 200 euros supplémentaires en poche ! La couleur de l’avenir ce n’est ni le blanc, ni le noir, ni celle, indéterminée, de la créolité, ni même le rouge révolutionnaire des manifestants, mais le vert. L’horrible couleur verte du visage de l’envieux. Le Guadeloupéen est dorénavant gagné par la triste passion de l’égalité, la passion démocratique par excellence, si l’on en croit Tocqueville. La moindre inégalité de traitement est une souffrance qui mérite réparation, une insupportable humiliation au moins aussi grave que des siècles d’esclavage! Les indépendantistes du LKP l’ont bien compris, la liberté aujourd’hui n’intéresse personne. C’est l’égalité qui motive les troupes. La Guadeloupe est à eux, ils nous le répètent assez, non pas comme le serait une terre de liberté pour d’anciens esclaves, mais comme un bien à consommer, un butin à partager, exactement sur le modèle de la ploutocratie béké que les « vrais Guadeloupéens » rêvent de remplacer ! L’aspiration à l’émancipation a disparu derrière ces revendications « sociales ». C’est l’aliénation à la marchandise qu’ils recherchent au contraire ! Béké à la place du Béké, voici l’avenir dont semble rêver les anciens esclaves !

Comment ne pas être frappé par la tristesse, par la hargne des visages qui revendiquent aujourd’hui en Guadeloupe ? On se croirait un premier mai place de la Bastille ! Michel Serres le remarquait récemment dans le Journal du Dimanche, l’espérance de vie n’a jamais été aussi longue dans notre pays. Depuis 1945, les Européens de l’ouest n’ont pas connu de guerre sur leur continent pendant une période incroyablement longue de leur histoire tourmentée. Quant au niveau de vie, a-t-il jamais été plus élevé, dans l’Hexagone ou dans les Antilles ? « En Occident, on n’a jamais été aussi heureux, concluait-il, et on ne le sait pas ». En Guadeloupe aussi, comment nier que, sur le long terme, le sort de la population locale s’est amélioré ?

Comment dés lors expliquer que là-bas comme ici, la morosité progresse de conserve avec le pouvoir d’achat ?

Tant que nous n’aurons pas répondu à cette question, « la crise du capitalisme » a de beaux jours devant elle.

Homo Pouvoirdachetus est décidément un triste sire.

03/02/2009

Que fais-je quand je blogue ?



« Au commencement était le Verbe (Jn 1,1) »

Pourquoi donner mon avis sur le monde tel qu’il va alors que personne ne me le demande ? C’est étrange, non, cette pulsion d’écrire, qui s’empare des masses contemporaines ? Pourquoi perdre son temps à tenter d’organiser ses pensées, à produire un discours cohérent, à dire quelque chose d’inédit et juste sur le monde, plutôt que de faire « une activité normale », comme disait le PPD des guignols à propos de ce qui n’est pas la télévision, une activité qui nous met dans un rapport immédiat avec le monde naturel, jardiner ou cuisiner par exemple ? Cette prétention à la vérité, cette volonté de mettre la réalité à distance est toujours déçue. Mais est-ce une volonté, avons nous le choix ? N’est-ce pas la disparition du monde derrière nos écrans qui nous pousse à tenter d’en dire la réalité ? Pourtant, qui peut prétendre dans ces petits billets d’humeur, même bien construits, dans ces longs articles qui se veulent définitifs, qu’il saisit quelque chose de la réalité? Qu’il ne répète pas seulement d’une façon ou d’une autre ce qu’il a déjà lu ou entendu ? Qu’il traverse l’écran pour rejoindre les phénomènes ? Dans ce flot d’écriture, comment échapper à l’insignifiance du bruit ? Je me vois en train de bloguer comme une particule élémentaire au sein d’un corps immense de particules élémentaires qui soliloquent en faisant semblant d’échanger. Je me vois coq dans une basse-cour anomique uniquement peuplée de petits coqs péroreurs. Qui grattent machinalement la terre et tendent désespérément le cou vers le ciel, cocoricant à qui mieux-mieux dans un vacarme de tous les diables. Un peu comme si, dans un stade, un brouhaha assourdissant émanait d’une foule d’egos qui, au lieu de regarder le match, contemplait chacun son écran, et ce qu’elle aura choisi d’y faire figurer (Google est mon ami), proclamant que ce qu’elle voit est plus réel que le réel qui se manifeste au-delà de l’écran. Chacun parlant pour soi, ou plutôt pour recouvrir la voix des autres, en prétendant être écouté, et être à l’écoute des autres.

Le spectacle ? Une réalité abstruse à laquelle, derrière nos écrans, nous avons cessé de nous intéresser.

Il y a, me semble-t-il, un lien profond entre le sentiment de dépossession évoqué par Ivan Illich en réponse au processus de division du travail moderne décrit notamment par Emile Durkheim, processus qui confine chacun d’entre nous dans une tâche microscopique au sein d’une architecture immense nommée société, et cette toute puissance fantasmée qui motive les délires rationalisant du blogueur. Le monde m’échappe dans ses dimensions les plus concrètes, je dépends du supermarché ou de l’Etat pour manger, d’immenses machines auxquelles je ne comprends rien pour me déplacer ou exercer mes droits. Les femmes pour accoucher ne peuvent se passer d’une logistique impressionnante dont elles ne maitrisent rien non plus, l’éducation elle-même est entre les mains d’un monstre froid auquel je dois confier ma progéniture. Il paraît cependant, à en croire les experts les plus autorisés, que nous sommes aux temps de l’autonomie… Comment comprendre ce paradoxe ? Nous vivons sous la loi de l’autonomie, nos ancêtres sous celle de l’hétéronomie et nous ne maitrisons rien de notre vie quotidienne. Simultanément, et si l’on met de côtés les rares privilégiés que sont les philosophes ou les romanciers professionnels, nous n’avons jamais exercé notre intelligence, dans le cadre professionnel qui est celui dans lequel nous passons, de loin, le plus de temps, sur des objets aussi petits, aussi fragmentés, aussi abstraits. Les métiers qu’il faut apprendre aujourd’hui dans leur immense majorité n’existaient pas il y a seulement cent ans -chef de projet Web senior, opérateur de salle de marchés, coach d’entreprise, ingénieur support et intégration, chef d’équipe terrain dédié DPH, chargé(e) de support fonctionnel comptabilité- et, qui sait, n’existeront peut-être plus dans dix ans. Où sont le paysan qui cultive la terre et l’artisan qui travaille le bois ? Ils ont été remplacés par un développeur de projets bio ayant une marge de progression à deux chiffres et un éditeur de produits vintage en teck motivé par l’export Asie.

Un paysan d’autrefois était en mesure de se nourrir, et parfois de se vêtir et même de se soigner, seul ou avec l'aide de ses proches, sans le secours de l’Etat ou d’autres immenses organisations appelées entreprises. Qui peut en dire autant aujourd’hui ? Au fond, l’Etat ou la firme, est-ce si différent ? Toujours d’immenses machines froides qui permettent et organisent la vie des gens.

L’écriture c’est une volonté de maitrise virtuelle compensatrice : le monde m’échappe, je crois le ressaisir par l’écriture. Je lui donne son double virtuel. J’en suis l'auteur. Je le recrée. Comme aurait presque dit l’autre, l’opinion de tout un chacun, sous la forme du vote ou de l’expression citoyenne, c’est la théorie générale de ce monde, sa somme encyclopédique, sa logique sous forme populaire, son point d'honneur spiritualiste, son enthousiasme, sa sanction morale, son complément solennel, sa consolation et sa justification universelles. Elle est la réalisation fantastique de l'être humain, parce que l'être humain ne possède pas de vraie réalité.

Cette autonomie virtuelle est le revers de l’hétéronomie absolue dans laquelle nous vivons tous les jours. Les machines administratives, bons samaritains sans âme prenant soin de foules inconnues elles-mêmes inanimées, nous portent et nous supportent, et nous voulons, nous autres pathétiques démiurges vindicatifs, dérisoires et mortels petits dieux, sauver le monde à notre tour par notre prose définitive.