"Aussitôt après nous commence le monde que nous avons nommé, que nous ne cesserons pas de nommer le monde moderne. Le monde qui fait le malin." Charles Péguy

28/05/2009

Copé, Internet et les droits fondamentaux



Une histoire d’arroseur arrosé.



Depuis le temps que j’avais envie de me payer le très horripilant Jean-François Copé, voilà qu’il m’en apporte l’occasion sur un plateau numérique (1). Au nom de sa chère loi Hadopi, dont personnellement je me fous complètement (j’ai mes vieux CD de Bach et des Stooges, ça me suffit amplement), le sémillant umpiste, candidat à la reprise de l’Elysée lorsque l’actuel gérant aura fait faillite, s’insurge avec raison contre ceux qui veulent faire d’Internet un droit de l’homme comme les autres, c’est-à-dire essentiel et opposable. Tout à son ardeur de pourfendre les socialistes qui auraient donc inventé qu’Internet serait devenu tout à coup un « droit fondamental », il s’exclame « quelle insulte pour les droits fondamentaux pour lesquels nous nous battons ! », nous apprenant au passage qu’il est possible d’insulter non seulement des personnes, ce que je conçois volontiers, j’en ai même une envie folle lorsque je vois, comme cela arrive trop souvent, le maire de Meaux s’agiter sur mon écran, mais aussi des droits (après ça, certains doutent-ils encore que le sacré est vivant dans notre monde ?).

Problème : que lit-on dans le « Plan de développement de l’économie numérique », pondu par Eric Besson au nom du Premier ministre en octobre 2008 ? Je cite. « L’Internet haut débit constitue aujourd’hui, comme l’eau ou l’électricité, une commodité essentielle. À cet égard, le fait que [plusieurs] millions de Français soient durablement exclus de la société de l’information nécessite la mise en place d’un droit à Internet haut débit pour tous [souligné par Eric], y compris en Outre-mer, afin que chaque Français ait accès au haut débit d’ici à 2012. » Et plus loin. « Chaque Français, où qu’il habite, bénéficiera ainsi d’un droit à l’accès à Internet haut débit, opposable à des opérateurs clairement identifiés. » Ou encore, « accéder à Internet haut débit, c’est accéder à l’information, à l’éducation, à la formation, à la culture, aux loisirs, au télétravail, au commerce à distance, aux formalités administratives en ligne. En être durablement privé, c’est être progressivement exclu d’un nombre sans cesse croissant de services, d’échanges et de relations. »

Internet « haut débit » serait ainsi un droit tellement essentiel qu’il devrait être opposable, et qu’il peut être comparé à l’eau et à l’électricité. C’est qu’Internet « haut débit » donnerait accès à, rien que ça, l’éducation et la culture. En être privé serait la source d’une exclusion (le mal absolu, n’est-ce pas ?) toujours plus grande. Nos pères et nos mères étaient donc vraiment des crétins, qui croupiront dans les poubelles offline et puantes de notre vieille histoire, dans les ténèbres extérieures de la modernité où la culture est accessible seulement sous l’obsolète « forme papier », c’est-à-dire, sans doute, inaccessible.

A lire la prose grotesque de Besson, à laquelle je m’étais d’ailleurs intéressé ici, on se demande, dans cette cocasse surenchère démagonumérique, qui, du gouvernement ou de l’opposition, insulte avec le plus d’enthousiasme nos chers « droits fondamentaux ».
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(1) Pour ceux à qui, contrairement à moi, Copé ne donne pas de boutons, voici le lien :
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27/05/2009

Salvator Mundi



Il faut sauver la Sécu.

Il faut sauver le système financier international.

Il faut sauver l'ours polaire.

Il faut sauver le soldat Ryan.

Il faut sauver Rachida Dati.

Il faut sauver Julien Coupat.

Il faut sauver la recherche.

Il faut sauver l'industrie française.

Il faut sauver l'autorité.

Il faut sauver les enfants.

Il faut sauver l'Education nationale.

Il faut sauver l'hôpital public.

Il faut sauver le pouvoir d'achat.

Il faut sauver les banques (et les banquiers).

Il faut sauver le petit commerce.

Il faut sauver le petit-bourgeois.

Il faut sauver le prolétaire.

Il faut sauver le capitalisme.

Et même le capitaliste.

Il faut sauver la liberté.

Il faut sauver l'égalité.

Il faut sauver la fraternité.

Il faut sauver la solidarité.

Il faut sauver la fête.

Il faut sauver le droit de faire la fête.

Il faut aussi sauver le droit de choisir sa vie.

Il faut encore sauver le droit de disposer de son corps.

Il faut toujours sauver la laïcité menacée.

Il faut aussi sauver Benoît XVI.

Il faut sauver l'industrie automobile.

Il faut sauver la qualité de l'air.

Il faut sauver l'emploi.

Il faut sauver l'Europe.

Il faut sauver l'Amérique.

Il faut sauver l'Afrique.

Il faut sauver les Indiens.

Il faut sauver les petits blancs.

Il faut sauver la France.

Il faut sauver le bousier d'Amazonie.

Il faut sauver la scientologie.

Il faut sauver la liberté de penser par soi-même.

Il faut sauver la langue française.

Il faut sauver le latin et le grec.

Il faut sauver la face.

Il faut sauver le littoral.

Il faut sauver les producteurs laitiers.

Il faut sauver la sexualité.

Il faut sauver les femmes.

Il faut sauver les hommes.

Il faut sauver les vieux.

Il faut sauver les océans.

Il faut sauver la couche d'ozone.

Il faut sauvegarder l'eau.

Il faut sauvegarder l'oxygène.

C'est parce qu'il faut sauver le climat.

Pour enfin sauver la planète!

Et il faut même sauver le FC Nantes.

Mais il faut surtout sauver les enfants.

Et avec eux notre âme de petit enfant...

- Et l'âme, l'âme tout court?

- Quoi, l'âme?

- Et notre âme, il faut la sauver aussi?

-Notre âme? Qu'elle crève cette vieille salope.

22/05/2009

Diversité, diversité, diversité !

Faut-il diversifier la diversité du divers ?
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Mon hebdomadaire télé favori qui est certainement aussi le vôtre, on n’a pas vraiment le choix du divers dans ce domaine, m’apprends à la faveur d’un article à la fois enthousiaste et engagé qu’en quelques mois ont été créés en France, parfois à l’initiative de notre divertissant président lui-même, rien de moins que, tenez vous bien, une Commission pour la Promotion de la Diversité dans les Médias (CPDM), un Haut Commissariat de la Diversité (HCD), un Observatoire de la Diversité (OD) dans le cadre du CSA, un poste de Chargée de Mission Diversité à France Télévisions (CMD), sans parler de la HALDE qui se spécialise dans la lutte contre les freins à la diversification du divers. Tout ça malgré la crise qui frappe et les restrictions budgétaires conséquentes. C’est dire l’immensité et l’urgence de la cause. Son absolue priorité. Il faut qu’enfin la télé reflète. Qu’elle arrête de se regarder son blanc nombril ! Que la petite lucarne ouvre grandes ses fenêtres sur l’immense diversité du monde ! Le narcissisme des Vieux Mâles Leucodermes (VML), y’en a soupé ! C’est une question vitale pour la nation. La télé elle-même nous le dit : c’est une affaire d’état que cette télé trop terne ! Et si la diversité n'était qu'une diversion pour nous faire oublier l'apocalypse qui vient! Mais non! C'est qu'ils prennent vraiment tout ça au sérieux!

La diversité, ce concept qui n’existait pas, médiatiquement au moins, il y a quelque mois, est aujourd’hui rabâché dans les coins les plus divers du vieux PAF qui ne cesse de se plaindre à qui veut l’entendre de sa propre et obsolète monochromie. Revêtir sa tunique blanche de pénitent et se couvrir la tête de cendres quand on veut promouvoir un monde plus coloré, voilà qui ne paraîtra guère opportun aux esprits cartésiens qui habitent peut-être encore le crâne des quelques divers ou monochromes qui habitent encore eux-mêmes notre bel Hexagone aux mille fromages, mais c’est comme ça. Comme me le répétait hier en ricanant un divers et néanmoins ami de mes voisins qui n’a pas sa langue dans sa poche, surtout quand il l’a trop longtemps imbibée de diverses boissons toutes plus colorées les uns que les autres (il ne digère pas les alcools blancs, surtout purs), partout dans le monde les divers veulent se blanchir la peau, en France ce sont les blancs qui ont honte de leur pâleur, et veulent une France aux mille couleurs. L’herbe est toujours plus diversement verte dans le pré du voisin, conclus-je mes nombreux hoquets approbatifs qui ponctuaient la dernière de ses diverses et hilarantes sorties consacrées à la diversification du divers dans les médias.

En ce moment, le divers est d’ailleurs tellement rabâché par les monochromes colorophiles qu’on se demande s’il est possible de parler d’autre chose. Ce billet tendrait à prouver que non. Mais l’unanimisme de la diversitudophilie à ceci d’amusant qu’elle paraît contredire ce qu’elle promeut : en n’entendant plus parler que de la diversité, on se demande ce qu’elle devient ! Cette diversitude attitude a quelque chose de monotone, et même d’uniforme ! Qu’il me soit dont permis de diversifier la diversophilie, en y introduisant un gramme de contradiction, à défaut d’opposition frontale : je n’ai rien contre la diversification du divers, à condition que cela ne nous soit pas présenté comme la cause du siècle et une lutte de la lumière contre l’obscurantisme. Qu’on laisse faire la nature ou qu’on applique autant que possible la fière devise de la république (c’est liberté, égalité, fraternité, je le rappelle, au cas où les plus jeunes d’entre nous penseraient qu’elle a été remplacée récemment par le très peu divers titre de cet article) et on se trouvera bien assez divers comme ça dans quelques années, si vous voulez mon avis à moi.
La diversité des visibles cause nationale donc, au même titre que l’emploi, la santé ou l’éducation. Tout le petit monde qui sait ce qu’il faut penser se mobilise. On en est convaincu, dans le domaine de la diversité, vingt commissions valent mieux qu’une. Il faut lutter pour le Bien par le Bien c’est-à-dire diversifier les moyens si l’on veut que la diversité elle-même triomphe. C’est beau un monde en lutte ! Les historiens, les sociologues, les politiques, l’administration, les journalistes : tout le monde est sur le pont citoyen pour hisser la voile du divers, et baisser le pavillon de l’uniforme ! Pointer le fond de narcissisme qui se manifeste dans les médias par cette façon de considérer que la représentation de la diversité dans ces mêmes médias serait une cause nationale, ne pourrait être le fait que de l’esprit mesquin d’un passager clandestin de la citoyenneté, passager qui mériterait tel Billy Budd le bègue (c’est-à-dire l’inaudible divers par excellence), de finir cloué sur le mat du navire amiral de la République en route vers un nouveau monde, chatoyant et bigarré!

La pierrepauljacquophobie est-elle un humanisme ?

Ainsi dans le bel article que Télérama consacre au sujet, c’est assez frappant, tous les médiatiques interrogés, divers pas divers, sont d’accord ! Pas une voix discordante. On veut du divers partout, c’est entendu, sauf dans la pensée ! La diversité c’est une cause nationale. La diversité qui se voit. La diversité représentée. Car la diversité est là, mais ce qu’il faut c’est qu’elle se voit dans les lieux qui comptent. Et quels sont les lieux qui comptent aujourd’hui ? C’est la télé, le cinéma, en bref, je vous le disais, les médias. La preuve ? Ce sont les médias qui le disent. Ainsi mon très divertissant magazine m’informe que seulement 2% des gens présents à l’écran, selon une très sérieuse étude du très sérieux CSA, sont des ouvriers, et que c’est un scandale, alors qu’ils représentent 23% de la population. Moi j’ai quand même envie de demander au très très sérieux journaliste de Télérama dénommé Samuel Gontier qui cite cette très sérieuse étude du très sérieux CSA s’il ne perçoit pas quand même une certaine logique dans le fait assez peu surprenant que les ouvriers soient moins nombreux à la télé que, disons, dans les usines, et que les journalistes eux-mêmes à la télé. C’est vrai que les usines se vident de nos jours en France, et qu’il faudra bien mettre les ouvriers qui y travaillent quelque part. Alors pourquoi pas à la télé ? Mais à l’inverse faut-il qu’il y ait seulement, au nom de la sacro-sainte cause de la représentation de la diversité seulement 23% d’ouvriers dans les usines, le reste devant être parfaitement représentatifs de la diversité française. Ce serait avec plaisir pour ma part que j’assisterai bientôt, même si ça n’est pas demain, au spectacle de l’introduction sur les chaines de montage des usines de 2,3% de gens du spectacle (les chiffres, c’est au hasard) ou de 0,2% de déjà très divers footballeurs professionnels. J’ai seulement peur qu’en forçant les entreprises à agir ainsi, nos chères institutions defenseurEs de la diversité ne hâtent le processus de délocalisation de nos usines vers diverses provinces chinoises. Ce qui nuirait un peu plus à la diversité de la localisation géograpique de l'industrie mondiale.

Alors que faire ? Comme nous l’explique l’ami Sammy de chez Télérama, ce n’est pas vraiment la diversité ouvrière qui intéresse. Car il y a diversité et diversité. La diversité elle-même est diverse, et ça complique tout. Il y a la diversité qui se voit et celle qui ne se voit pas. Comme le souligne un membre de la Commission pour la promotion de la diversité dans les médias, dénommé, ça ne s’invente pas, Pascal Blanchard, "toutes les "diversités" ne sont pas liées aux mêmes processus culturels, historiques de discrimination. Il faut les différencier pour trouver des réponses adaptées." En clair, si je puis dire, il y a la diversité raciale, prioritaire, et la diversité sociale, dont on se fout un peu.

Bon, c’est vrai que comme on ne sait pas trop encore représenter la diversité qui ne se voit pas, on peut se contenter de représenter celle qui se voit. C’est-à-dire la diversité ethnique. En simplifiant la diversité, on lutte pour elle. Inutile de complexifier le divers. Une fois que le divers ethnique sera dans le poste, on aura résolu la question du divers social, c'est sûr. C’est pourquoi on peut laisser pour l’instant les ouvriers dans les quelques usines qui restent en attendant de tous les faire venir à la télé quand elle sera enfin une place forte de la diversité.

Le problème quand même c’est qu’on ne peut pas faire entrer dans le poste trop de gens. Même en entassant les divers, il faudra bien que certains, un peu moins divers que les autres peut-être, laissent leur place. La terrible question se pose, qui ça ? Qui faudra-t-il exclure du vert paradis de la diversitude médiatique ? Exclure, quel vilain mot ai-je lâché là. J’en tremblais en l’écrivant. Heureusement, grâce au clavier (très uniforme soit dit en passant, fini l’immense diversité des écritures personnelles) mon émotion ne se voit pas. Revenons à nos moutons blancs. Exclure, disais-je. Qui ça, disais-je ensuite?

Suspens.

Lâchons enfin le morceau. Comme le dit sans ambages Vincent Geisser, l’impétueux auteur de La Nouvelle islamophobie, l’ouvrage performatif par excellence, il y a trop de Pierre, Paul, Jacques sur les « écrans pâles » de la télévision, des hommes généralement d’âge mûrs, précise-t-il même, et blancs, cela il ne le précise pas, mais c’est évident.

Geisser souffrirait-il de pierrepauljacquophobie ? Rien ne permet de l’affirmer, mais si l’on en croit la récente prolifération, entre autres maladies, des phobies en tous genres, rien ne permet de l’exclure non plus.

La pierrepauljacquophobie est-elle un humanisme ? Rien ne permet de l’affirmer non plus, mais au train où va la diversité, rien ne permet de l’exclure non plus non plus…
Car voilà enfin révélée pour les 12 lecteurs réguliers de ce blog (que je remercie au passage chaleureusement, je ne serais rien sans eux, déjà que je ne suis pas grand chose avec eux), et pour conclure cette trop longue méditation sur la diversité, toute l'ambiguité du divers. Car une question terrible se pose pour finir.
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Cette question, la voici.
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La diversité peut-elle exclure l'exclusion sans exclure l'exclusif? Ou même seulement exclure l'exclusif sans exclure l'exclusion?
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La réponse est deux fois non, je crois, et c'est bien embêtant pour nos luttes citoyennes, actuelles ou à venir.
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11/05/2009

Alors Benoît, ça vient cette bourde ?


« Et moi, ver et non pas homme,
risée des gens, mépris du peuple,
tous ceux qui me voient me bafouent,
leur bouche ricane, ils hochent la tête :
« Qu’il s’en remette à Yahvé, qu’il le délivre !
-------------------------------qu’il le libère puisqu’il l’aime ! (Ps 22) »
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Lettre ouverte et citoyenne à Benoît XVI
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Très Saint-Père, même je sais que vous êtes un peu occupé ces jours-ci, je vous prie d’entendre la prière d’un humble catholique français. Vous l’ignorez peut-être, mais l’heure est grave chez l’ex-fille aînée de l’Eglise. Ces préoccupations vous paraîtront peut-être futiles à l'aune du sort des chrétiens du Proche-Orient, mais il faut que vous le sachiez, le moral des ménages hexagonaux sombre, personne ne rie plus ailleurs que sur Internet ou à la télévision, l’anti-sarkozysme lui-même, cette valeur sûre de la fraternisation citoyenne, paraît s’essouffler. C’est que, voyez-vous, l’hideuse figure du sionisme et l’énigmatique grippe porcine menacent l’unité du pays. Pire encore, dans ce pays furieusement politique qu’est la France, les élections européennes se préparent dans l’indifférence quasi-générale, tandis que la divine divinité du jour, je veux dire la diversité, est bafouée sans vergogne malgré les gigantesques efforts en sa faveur des ligues de vertus contemporaines. Sans même parler du mauvais temps, alors que la mi-mai approche déjà.

Et enfin, last but not least, depuis que vous vous refusez à nous venir en aide, une amère cerise sur l’indigeste gâteau de nos malheurs, c’est-à-dire la disette, guette les bouffeurs de curé.

Car il faut que vous le sachiez, Très Saint-Père, ici, en France, à l’occasion de votre déplacement au Proche-Orient, tout est prêt pour la curée du curé. Les meutes citoyennes ont tellement bâfré pendant l’inoubliable Carême 2009 qu’elles supportent mal l’abstinence que vous leur imposez aujourd’hui à contretemps. Chacun réclame à corps et à cris sa dose de boulettes vaticanes, comme dans les cantines maternelles on exige du rab de nouilles. Les foules hexagonales carburent aujourd’hui à la gaffe papale comme autrefois leurs ancêtres se battaient pour des indulgences. Autres temps, autres mœurs. Jadis la populace européenne attendait de vos prédécesseurs un magistère moral, aujourd’hui elle se hausse du col à vos dépens. C’est comme ça, il faut que vous vous y fassiez, et acceptiez de jouer votre rôle de victime expiatoire. Cela fait de trop longues semaines que vous renâclez. La patrie est en danger, elle a besoin de sa dose de catharsis républicaine. Il serait choquant que vous l’en priviez. Presque un scandale.

Pour tout vous dire, il me semble que c’est chez l’être humain une satisfaction à la fois naturelle et assez dans l’air du temps que celle suscitée par la chute dans la fange numérique des anciens professeurs de vertu. Les railleries et les quolibets à l’encontre de tout ce qui dépasse ne datent pas d’aujourd’hui bien sûr. Mais il arrivait que les textes qui vous sont si chers mettent quelques freins à la fureur persécutrice des foules déchainées. Cependant, ces textes ont été déclarés une bonne fois pour toutes anathèmes par la Très Sainte Inquisition Modernolâtre. A juste titre : ces textes gâtaient vraiment trop notre plaisir lorsque nous nous laissions aller à la bienfaisante fureur du tous contre un. Quoi de plus plaisant en effet que de voir patauger dans les caniveaux du ouèbe celui qui prétend être un guide spirituel pour la néo-humanité? Rien, Très Saint-Père, rien, sachez-le, et acceptez au nom du sacro-saint plaisir de s’éclater en groupe de jouer le nouveau rôle que la vertueuse humanité d’après la morale a prévu pour vous : celui de la brebis galeuse au milieu, ou plutôt à l’écart, du troupeau bêlant sa doxa droit-de-l’hommiste. Celui du cancre qui subit les foudres des petits profs de citoyenneté qui sommeillent au fond de chacun de nous. Vous excitez notre pulsion punitive, Très Saint-Père, vous n'y pouvez rien, c'est comme ça. Rien ne vaut vos "gaffes" lorsqu'il s'agit pour nous d'assouvir notre penchant pour la correction infligée aux puissants, triste penchant que nous appelons vigilance. Des vigiles employés à titre bénévole par l'Espace Bien contemporain, voilà ce que nous sommes. Un fraudeur, un gros délinquant qui hante tel un fantôme cet Espace Bien, fantôme que nous autres vigiles avons depuis longtemps reperé et nous proposons d'expuser sans ménagement de cet espace enchanté à coup de formules magiques et citoyennes, voilà ce que vous êtes.

La néo-humanité, je ne vous l’apprends pas, Très Saint-Père, ne doute de rien, n’a honte de rien, et fait ce qu’elle veut avec son nœud. Si ça la branche de considérer que de le recouvrir d’un morceau de caoutchouc est le nec plus ultra de la morale citoyenne et même alter-citoyenne, personne n’a rien à dire. Personne. Et surtout pas vous.
Ou plutôt si, il faut que vous parliez ! On vous guette ! Vous n’avez pas intérêt de nous décevoir !

Sur Rue 89 (cela ne vous dit sans doute rien, mais il s’agit du repaire des ex-gauchistes de Libération, un journal français sans lecteurs, reconvertis dans la bonne conscience cauteleuse et citoyenne), on récapitule toutes vos bourdes depuis votre arrivée à la tête de l’Eglise, et on appelle ça dans une novlangue hilarante « un timeline des controverses (1) provoquées par Benoit XVI ». En attendant, on est un peu déçu par vos discours prudents sur l’islam et le judaïsme depuis le début de votre déplacement au Proche-Orient. On attendait mieux de la part d’un homme qui avait su si bien embraser les impeccables foules citoyennes partout dans le monde, ou presque.

Sur Le Post, le site trash garanti 100% sans réflexion créé par Le Monde, journal que l’on qualifiait autrefois chez nous de journal de référence, et dont le « christianisme social » originel n’est sans doute plus qu’un vague souvenir honteux chez les plus anciens des rédacteurs de cet organe officiel de la propagande modernophile, on récapitule aussi, et on fait de la surenchère dans l’ordure anti-benoît XVI. Dans le noble souci sans doute de mobiliser le plus de crétins possibles (ce sont des consommateurs comme les autres après tout, Le Post dit vigoureusement non à la discrimination par l’intelligence), la rédaction se lâche avec un montage, digne là encore d’une école maternelle, qui vous affuble, j’ai presque honte de vous le signaler, d’une capote sur la tête. Même si vous êtes habitué à porter le chapeau de notre incommensurable bêtise, vous conviendrez sans doute que les écrivaillons numériques qui postent sagement où on leur dit de faire, font sans doute preuve ici d’une grande originalité, et que ce pitoyable gribouillage numérique mérite certainement que l’on précise, sans crainte du ridicule, que les droits en sont réservés (DR). J’aimerais être sûr que personne ne leur disputera ces misérables droits, même je suis au contraire à peu près certain (sans avoir eu pourtant le courage de le demander à Google) qu’une cinquantaine d’oligophrènes a déjà eu cette idée avant Le Post lui-même, et l’aura encore après lui. On se délecte aussi sur ce Post décidemment diarrhéique de la montagne de difficultés qui vous attend à Jérusalem, et on ne doute pas que vous saurez donner du grain à moudre à cette machine à broyer du vide qu’est Internet.

Pourquoi tant de hargne et de ricanements, vous demandez-vous peut-être, lorsque vous êtes confronté à la bêtise effrénée qui sévit si fort aujourd’hui à vos dépens dans cet « Hexagone » qui est le nouveau nom que s’est piteusement donnée la France ? Sans doute la néo-humanité du coin, si fière d’elle-même, et si honteuse d’avoir été un jour française et catholique supporte mal de se voir renvoyer crûment et simultanément à sa propre vacuité et à son riche passé lorsqu’elle tombe par erreur sur votre prose si dense et si riche. Insupportable humiliation. Pour ce seul crime, vous méritez sans doute, Très Saint-Père, de parcourir jusqu’à son terme le chemin de croix que le peuple citoyen a tracé pour vous.

(1) Dans la novlangue contemporaine, le lynchage médiatique s’appelle controverse. Autrefois, une controverse consistait en une discussion suivie dans laquelle des opinions diverses s’affrontaient et se confrontaient dans l’espoir que de cet affrontement et de cette confrontation jaillisse un peu de vérité. Aujourd’hui la controverse vise seulement à s’assurer que l’on a raison de penser ce qu’on pense, tous ensemble et bien au chaud.

06/05/2009

Administration, j’écris ton nom !



Le silence éternel de cet espace usager m’effraie.

Ceux qui comme moi rêvent de l’avenir comme d’un vaste espace désert consacré à la lecture et à l’écriture ne redoutent rien tant que la période des déclarations d’impôts. Pour ceux qui comme moi encore ont le statut de travailleur indépendant (1), il arrive que le long parcours du combattant jusqu’au postage de la déclaration de revenus 2042 K vire au cauchemar. Mon bureau n’est jamais plus loin d’incarner la longue surface plane, lisse et vide, surtout vide, tel que je l’imagine dans mes songeries les plus débridées, qu’au moment de déclarer au fisc mes revenus de l’année précédente, qui paraît pourtant si loin au moment où les lilas et les exotiques glycines fleurissent déjà nos jardins. Parce qu’ayant subit il y a déjà bien longtemps une formation de comptable assez peu aboutie il me faut bien l’avouer, je mets aujourd’hui un point d’honneur à ne pas en avoir un. A réunir, trier, classer, mes petits papiers, factures, relevés bancaires et autres déclarations de TVA, moi-même. Tout seul comme un grand. Un vieux fond de masochisme judéo-chrétien sans doute.

Car lorsqu’approche le mois d’avril, et malgré toute ma bonne volonté de chrétien, ce n’est pas la perspective du retour de la Passion du Christ qui me hante et me tient éveillé la nuit, mais celle de devoir mettre de l’ordre dans cette masse de documents accumulés dans, et aussi sur, et même parfois sous mon bureau pendant l’année écoulée. Chaque jour qui passe ajoute sa pierre à l’édification de mon immense effroi, et sa feuille à l’édifice branlant que forment les piles de papiers administratifs qui jonchent le sol de ma tanière. Il arrive même qu’une longue goutte de sueur glacée me parcoure l’échine, le matin en me rasant, lorsque j’imagine les additions, soustractions et multiplications diverses qui m’attendent avant de parvenir au Saint Graal, c’est-à-dire à restituer bien tardivement et sous une forme comptable le chiffre que j’aurais déclaré un peu au hasard fiscalement. On a les rêves qu’on peut devant sa glace. Le mien, très utopique il est vrai, est de tomber juste. De ne pas tricher. D’être en paix avec mon correspondant du SIE (Service des Impôts des Entreprises), et donc avec ma conscience, d’homme et de citoyen.

Alors, lorsque, face aux piles, je retiens mon souffle en traînant sur Agoravox plutôt que de faire mon devoir fiscal, je ne peux m’empêcher de ressentir une bouffée de haine à l’encontre du postier qui vient de déposer dans ma boite aux lettres, sans même prendre la peine de sonner, un avis de lettre recommandée avec accusé de réception, pour lequel je devrai donc me déplacer jusqu’au bureau de poste dont je dépends, et faire règlementairement la queue plusieurs demi-heures entières, avant d’apprendre, éructant intérieurement de colère, mais sans néanmoins me départir d’un sourire figée à l’adresse de la préposée contre laquelle, comme dirait Benoît Duteurtre, « je n’ai rien personnellement », avant d’apprendre donc que j’ai oublié de payer la cantine du mois d’octobre 2008 du petit dernier (tarif 12, c’est le maximum, ne m’en veuillez pas, la moitié de la population française en est encore là), et qu’il me faudra, si je ne veux pas être assujetti à des pénalités de retard, me rendre à la trésorerie municipale la plus proche de mon domicile, c’est-à-dire à trois stations de métro, afin de régler directement la somme due.

Prenant mon courage à deux mains, j’abandonne illico les journalistes citoyens à leurs rodomontades, extirpe un vieux chéquier délabré d’un fond de tiroir, et me dirige le cœur lourd vers ce premier cercle de l’enfer oublié par Dante qu’est une trésorerie publique. Infernale, une trésorerie ? Qu’est-ce que j’en sais après tout? C’est la première fois depuis des lustres que j’y pénètre. Y ai-je même jamais pénétré d’ailleurs ? Je n’en suis plus sûr. Si c’est le cas, ce souvenir s’est effacé de ma mémoire, peut-être comme il arrive parfois à ceux qui ayant subit un traumatisme violent, préfèrent par un instinct de survie dont nous a opportunément doté la nature, ne plus jamais y penser.

Arrivé sur place, je constate qu'une foule silencieuse, concentrée, compacte, hostile semble-t-il, m’y attend. Enfin, m’y attend, façon de parler. La porte ne s’ouvre qu’après que j’ai tenté de la repousser vainement à plusieurs reprises contre les talons des quelques malheureux usagers qui terminent la longue file protéiforme, si une telle chose existe, qui s’est rassemblée devant l’unique guichet ouvert. Il est quatorze heures cinquante me dit mon portable (malgré mon tarif 12, je n’ai pas les moyens d’une Rolex), les portes ferment à 16 heures annonce un prospectus déchiré, collé de travers sur une vitre sale, soyons optimiste, je devrais être sorti d’ici là. Chacun se tait. Les mâchoires sont crispées, les visages fermés, les regards s’évitent.

Le silence éternel de cet espace usager m’effraie.

Ah ! Finalement, ce n’est pas un, mais deux guichets qui sont ouverts ! Mais une seule file. Pourquoi ? Mystère. Le guichetier désœuvré présente obstinément son profil à la multitude des candidats-contribuables. Il ne bouge pas d’un pouce, ne parle pas, ne sourit pas, aussi buté dans son silence que la foule de ceux qui ont tout le loisir d’admirer sa silhouette si figée qu’elle paraît être sous l’effet d’un sort lancé par une quelconque des obscures forces du mal qui hantent certainement ces lieux. Derrière la vitre de son guichet, encadrés par lui, son immobilité marmoréenne et son silence spectral lui donnent l’aspect d’un sombre portrait visiblement raté de la première renaissance italienne, auquel l’artiste n’aurait pas su insuffler un peu d’âme. Ou serait-ce un tableau vivant, destiné à égayer l’attente des usagers par un facétieux fonctionnaire qui aurait pris au pied de la lettre les injonctions gouvernementales à faire descendre la culture de son piédestal sur lequel elle trône paraît-il, c’est-à-dire à la faire sortir des théâtres, églises, musées et autres lieux intimidants dans lesquels elle serait habituellement confinée ? A moins encore que ce spectre salarié ne pose pour arrondir ses fins de mois pour un invisible artiste qui se serait glissé dans la foule des mauvais payeurs repentants qui composent l’assemblée ici présente. Involontairement, je tourne les yeux vers mes compagnons d’infortune afin de vérifier mon improbable hypothèse, à moins qu’il ne s’agisse plus simplement de m’assurer auprès de l'un d'entre eux que je vais faire mon heure et demi de queue au bon endroit.

Une cour des miracles à haute valeur ajoutée technologique est rassemblée là. Une humanité souffrante, la tête entrée dans les épaules, les coudes écartés, l’air mauvais. Un usager sur deux a un casque vissé sur les oreilles. L’autre est très âgé, et généralement affublé d’une prothèse auditive, voire d’une multitude de sacs plastiques, prêts à craquer, bourrés d’objets mystérieux. Apparemment personne n’est en mesure de me renseigner. Prenant mon courage à demain, je coupe la file, me dirige vers le spectre.

- Excusez moi de vous déranger, pourriez-vous me confirmer que je peux payer ici la cantine en retard de mon fils ?
Le spectre, de façon complètement inattendue, se tourne vivement vers moi et tonne.
- Bonjour !
- Euh, oui, bonjour, fais-je piteusement, submergé par l’impression d’avoir irritée une divinité inconnue.
- C’est pour quoi ?
- C’est juste pour savoir si je m’apprête à faire la queue au bon endroit. C’est pour la cantine de mon fils.
- Ici, c’est le trésor public, la cantine c’est la trésorerie municipale !
- Ah ! J’ai bien fait de vous demander alors. Et elle est où la trésorerie municipale ?
- Pas ici ! Ici c’est le trésor public, donc c’est pas la trésorerie municipale. La trésorerie municipale, c’est ailleurs.
J’ai apparemment affaire à un disciple de La Palisse, très ironique de surcroit. Le rouge me monte au front. Je sens un bruissement derrière moi, un ou deux ricanements discrets. Tout compte fait, l’humanité souffrante a des oreilles en état de marche, et commence à se divertir de notre dialogue plus franchement qu’avec l’art officiel proposé tantôt par le profil figé du fonctionnaire, maintenant si mobile et volubile. Mais c’est à moi de donner la réplique à mon redoutable interlocuteur.
- Euh, oui, ça j’avais compris, même si je n’ai pas l’air d’être très éveillé. Mais ailleurs, c’est où en l’occurrence?
- Ecoutez, c’est pas les renseignements ici, j’ai autre chose à faire !
- Comme quoi ? Rien du tout, par exemple ? (Moi aussi je peux être très ironique, il n’y a pas de raison, me dis-je en mon for intérieur, très vexé).
- Bon, ça suffit ! Le guichet est fermé !
Devant tant d’amabilité, je me vois contraint de faire marche arrière, et d’affronter la foule que j’imagine maintenant ouvertement narquoise, toute prête à une nouvelle tranche de rigolade à la vue de mon fard intempestif. En fait de Saint Graal, c’est le calice jusqu’à la lie qu’il me faudra boire. Et là, divine surprise en ce lieu maudit des dieux ! Emergeant de nulle part, une jeune femme, au doux visage encadré d’un discret foulard, me regarde en souriant. Je ne vois plus qu’elle.
- Monsieur, prenez à gauche en sortant, descendez la rue Youri Gagarine jusqu’à la première à gauche encore, marchez cinquante mètres à peine, et c’est là ! C’est tout près, vous avez le temps, les portes ferment à seize heures !
- Merci !

La sobriété de ma réponse est largement compensée par le fougueux baiser que je pose mentalement sur les lèvres exquises qui viennent de me sortir de ce vilain guêpier. Et c'est ainsi qu'Allah est grand, et que Jésus et ma chère Marguerite me pardonnent !

(1) Même si bien sûr l’on n’est jamais si indépendant qu’on le prétend. Ceux qui me connaissent bien savent que j’en sais quelque chose.

04/05/2009

Porc émissaire

Pas de vaccin contre le virus de la purification



Lorsque les frères musulmans égyptiens crient haro sur le cochon en appelant le gouvernement à se débarrasser du porc, cet « animal maudit », et sont immédiatement obéit par un pouvoir aux ordres malgré l’existence en Egypte d’une communauté assez misérable, qui vit pour une part de l’élevage de cet animal, on ne peut s’empêcher de rappeler la folie exterminatrice qui a saisi l’Europe occidentale, et singulièrement la France, à l’occasion de la crise dite de la « vache folle ». La règle était alors qu’un troupeau entier devait être massacré lorsqu’une seule bête était touchée par la maladie. Il est aujourd’hui avéré que cette mesure n’avait aucune efficacité autre que de rassurer des populations inquiètes, et, pour le gouvernement, de manifester un activisme qui se voulait prophylactique, même s’il était dénué de tout fondement scientifique. Lorsque la crise est là, il faut agir, quitte à faire n’importe quoi. Cet acte, l’abattage de populations animales gigantesques, c’est donc celui qui réapparait aujourd’hui en Egypte, alors que ce pays ne connaît pas, au moment j’écris ces lignes, de cas avéré de grippe A, et que les scientifiques s’accordent pour nous dire que les porcs eux-mêmes ne sont pour rien, mais rien du tout, dans le déclenchement de cette épidémie. Comment comprendre cette pulsion exterminatrice ? Cette similitude, serait-ce un pur hasard ? N’importe quoi, vraiment ?

Cette façon de massacrer des animaux au moment où aucune mesure rationnelle ne s’impose peut paraître parfaitement stupide, elle est pourtant calqué sur l’acte politique par excellence, je dis bien politique, le sacrifice. Souvenons-nous de ce que relate Machiavel au moment où il invente la politique moderne. Le fils du pape Alexandre VI, César Borgia, un des seuls modèles « modernes » de Machiavel, devant faire face à la désunion et aux brigandages des populations romagnoles récemment conquises, sait faire preuve d’une grande habilité politique en sacrifiant sur la place publique, avec tout l’art d’un boucher, son fidèle lieutenant Remirro de Orco -un ogre ou un orque, presque un animal déjà. « La férocité de ce spectacle, écrit Machiavel, fit demeurer ces peuples en même temps satisfaits et stupides (Le Prince, ch.VII).»

Dans les sociétés archaïques, et sans doute encore aussi dans les sociétés modernes, il existe un lien étroit entre la maladie contagieuse et la propagation de la violence. C’est à l’occasion d’une peste qui se déclare à Thèbes qu’Œdipe, cet étranger, en vient à être accusé de parricide. Le processus de propagation des maladies contagieuses, à commencer par la peste, a toujours servi de métaphore pour figurer la diffusion de la violence au sein des communautés humaines (1). Celles-ci ont inventé avec le sacrifice un moyen de réguler la violence qui circule en leur sein et qui menace toujours leur stabilité. Cette menace est d’autant plus vive dans les périodes de crises que sont les pandémies qu’elles favorisent des processus cumulatifs dont la source se trouve dans la force du mimétisme humain, car théoriquement à l’occasion de ces crises, chacun devient pour chacun une menace mortelle. Comment conjurer cette terrible menace autrement que par la mort de celui qui la propage ? C’est le sens du rituel sacrificiel dans lequel celui qui est sacrifié, censé représenter toute la communauté menacée de disparition auprès de la divinité irritée, amène par son sacrifice la guérison de la communauté malade et déréglée. La Fontaine décrivait déjà magnifiquement ce processus dans sa plus belle fable peut-être, les animaux malades de la peste.

« Ils ne mourraient pas tous, écrit La Fontaine mais tous étaient frappés ». La maladie dont parle La Fontaine c’est la peste, mais les animaux s’accusent de crimes concrets sans rapport avec la maladie (un lion qui dévore un berger par exemple), pour finalement punir le plus innocent d’entre eux (celui, l’âne, « ce pelé, ce galeux, d’où venait tout le mal », qui s’était pourtant contenté de "tondre" un pré de moines, crime bénin s'il en est), tout en l’accusant d’être le plus coupable. C’est la pensée sacrificielle à l’œuvre, en ce qu’elle prétend apporter la guérison et qu’elle fait porter à un seul membre de la communauté l’ensemble des fautes de celle-ci, qui ne sont d’ailleurs pas reconnues comme fautes (« Est un péché ? Non, non. Vous leur fîtes Seigneur/En les croquant beaucoup d’honneur »).

"Que le plus coupable de nous
Se sacrifie aux traits du céleste courroux,
Peut-être il obtiendra la guérison commune."

La pensée sacrificielle « classique », comme La Fontaine lui-même, anthropomorphise les animaux menés au sacrifice. Pensons au bouc sacrifié à la place d’Isaac de la Genèse, ou à la biche sacrifiée à la place d’Iphigénie chez les Grecs. La substitution de l’animal à l’homme constitue une forme de « progrès » de la pensée sacrificielle vers plus de douceur, ou moins de barbarie, comme on voudra.

A l’inverse, la pensée sacrificielle moderne animaliserait-elle les hommes ? Dans une forme de régression terrible, la pensée sacrificielle moderne n’a cessé de ravaler ses boucs émissaires humains au rang d’animaux, choisis parmi le plus « impurs ». Pas besoin d’exemples ici, ils viendront en masse ici à ceux qui ont un peu de culture historique et cela évitera à l’auteur de se voir octroyer un point Godwin directement dans le corps texte. On verra dans les commentaires, si commentaires il y a.

Car en Egypte aujourd’hui, au-delà des porcs, c’est bien sûr la communauté chrétienne copte qui est frappée, accusée dans un même mouvement d’être sale, physiquement sale, et spirituellement impure. Les plans spirituels et corporels sont confondus dans les accusations portés contre ces intouchables en terre d’islam à qui l'on reproche aujourd’hui à demi-mot de propager une maladie mortelle en provenance de l’étranger. En pratiquant une religion « étrangère » (2), la religion chrétienne, les coptes participent de cette transgression spirituelle des frontières religieuses tandis que le virus s’affranchit des frontières physiques et politiques. Plus généralement, notons que la contagion spirituelle que l’on reproche sans cesse aux chrétiens (accusés de prosélytisme) dans les pays musulmans trouve ici son équivalent strict sur le plan corporel. La preuve de l’impureté des chrétiens, ces agents de l’étranger, est enfin faite grâce à ce virus, manifestation tangible de la nocivité des chrétiens pour l’Oumma. De même, cette maladie, du point de vue des musulmans, en ce qu’elle vient d’Amérique et qu’elle implique d’une façon un peu obscure le porc, peut être considérée comme un juste châtiment de Dieu à l’encontre des mécréants occidentaux, et de leurs représentants locaux les chrétiens coptes qui n’élèvent et ne mangent pas du porc par hasard.

Dés l’antiquité plusieurs auteurs ont stigmatisé les chrétiens, ces « ennemis du genre humain », accusés de tous les maux, c’est-à-dire de propager à la fois la peste et le feu, de croire des absurdités, de subvertir les cultes traditionnels enfin. Dans le sens où les cultes antiques étaient effectivement de nature sacrificielle, il y avait une part de vérité dans cette dernière accusation puisque le Christ, selon l’évangéliste Marc notamment, ne s’est jamais soumis à l’hygiénisme sacrificiel de son époque. Il l’a au contraire dénoncé d’une façon radicale, d’une façon si radicale même, qu’elle a failli lui valoir une lapidation immédiate. Le Christ en effet travaillait et mangeait avec des « pécheurs et des publicains » pendant le Sabbat, « déclarait purs tous les aliments ». Une telle attitude n’était en effet pas sans risque, car pas plus qu’aujourd’hui, on ne plaisantait autrefois avec les prescriptions rituelles au Moyen-Orient. En s’affranchissant des interdits alimentaires, le Christ abolissait une conception purement extérieure de la pureté, conception qui bien souvent est aujourd’hui de nouveau la nôtre. « Il n’est rien d’extérieur à l’homme qui, pénétrant en lui, puisse le souiller, mais ce qui sort de l’homme, voilà ce qui souille l’homme… Car c’est du dedans, du cœur des hommes, que sortent les desseins pervers : débauches, vols, meurtres, adultères, cupidités, méchancetés, ruse, impudicité, envie, diffamation, orgueil, déraison. Toutes ces mauvaises choses sortent du dedans et souillent l’homme » (Mc 7, 14-15. 21-23). « Tout est pur pour les purs » en conclura magnifiquement saint Paul. Ces paroles sont d’une modernité absolue en ce qu’elles nous mettent dos au mur face à la violence du monde. Nous n’isolerons jamais la violence du monde dans un quelconque « virus »(3). C’est la pensée sacrificielle qui est encore à l’œuvre quand elle croit trouver la source de cette violence dans un agent propagateur unique (race, ethnie, pays, idéologie, religion, maladie, organisation de la société) et non dans le cœur de chaque homme.



(1) Remarquons par exemple la simultanéité quasi-parfaite entre l’ultimatum lancé au régime de Saddam Hussein par Georges Bush à la mi-mars 2003 et l’alerte lancée par l’OMS (Organisation Mondiale de la Santé), à propos du SRAS, un virus encore aujourd’hui mal connu et dont le bilan fut finalement bien inférieur à ce que l’on nous promettait alors. De là à voir dans ce virus une simple métaphore d’une violence humaine globale qui se serait manifestée à l’occasion de la guerre d’Irak, il y a un pas qu’il est difficile de franchir, d’autant plus que les morts du SRAS sont bien réels, même si leur nombre est bien sûr sans commune mesure avec le nombre de morts provoqués par l’invasion américaine. Il n’en reste pas moins que l’invasion de l’Irak effectuée au mépris du droit international et de l’ONU a pu donner l’impression d’une prolifération anarchique de la violence, exactement comme un virus se propage de façon imprévisible et anarchique. Il s’agissait au fond d’un franchissement illicite de frontières par l’armée américaine, exactement comme le virus franchissait au même moment les frontières sans demander son avis à personne. Que l’OMS, une organisation de l’ONU, ait été en première ligne de la lutte contre le SRAS (en déconseillant les voyages vers Hong Kong alors même que les Etats-Unis s’apprêtait à franchir la frontière irakienne) au moment où la guerre d’Irak qui impliquait de gigantesques moyens de projection de force se déclenchait, tandis que l’ONU elle-même s’était révélée impuissante à empêcher ou à donner un cadre légale à l’invasion américaine, il y a au plan symbolique un parallélisme intéressant à souligner. Selon ce schéma, l’ONU (c’est-à-dire la communauté des nations) par une mobilisation exemplaire face à un obscur virus venu du fin fond de l’Asie (et qui au total fera moins de 1000 morts !) cherchait à répondre sur le plan symbolique, métaphorique, à une violence réelle face à laquelle elle était parfaitement impuissante. Il y avait ici la confirmation définitive, après le choc initial du 11 septembre 2001, que la mondialisation, ce franchissement généralisé de toutes les frontières, ne serait pas heureuse. Ainsi dans le même ordre d’idée, peut-être pourrait-on voir dans la pandémie actuelle (qui nous vient d’Amérique), une métaphore d’une crise économique qui nous vient du même continent.


(2) Le christianisme n’est bien sûr pas une religion étrangère en Egypte, c’est même la religion la plus ancienne encore vivante dans ce pays depuis l’émigration des derniers Juifs égyptiens victimes de persécutions, essentiellement vers l’Occident, dans les années 1960.

(3) Ceci ne signifie bien sûr pas que les virus n’existent pas, mais seulement qu’ils peuvent devenir le symbole d’autre chose qu’eux-mêmes notamment à travers de la lutte que l’on mène contre leur propagation.
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