"Aussitôt après nous commence le monde que nous avons nommé, que nous ne cesserons pas de nommer le monde moderne. Le monde qui fait le malin." Charles Péguy

21/12/2010

Fracture numérique 2.0

Un article chez Causeur  sur l'avenir de la famille et de l'Education nationale. Sur la page facebook de Causeur, on dit que je mélange tout, l'Educnat et la famille. C'est vrai, mais ce n'est pas moi qui ai commencé. Ce sont ceux qui veulent tout virtualiser, mettre de l'ordinateur partout. Dans les commentaires, "Rackam" renvoie vers un article du Figaro qui décrit l'application pour des prières virtuelles sur portable que propose le Vatican... Cette question de la virtualisation, de la disparition de la matérialité de la Création, je crois que c'est une des grandes questions de notre temps dont je ressasse ici les enjeux avec mes moyens limités, mais aussi avec une certaine persévérance, car je crois au fond que c'est "la solution" non pas finale, mais terminale, qu'a trouvé notre monde à la disparition de l'architecture sacrificielle des sociétés et des cultures.

20/12/2010

La modernité ou le triomphe des boucs émissaires

Je ne sais pas s'il s'agit de science, mais "l'outil" nouvellement développé par Google risque de nous fasciner durablement. Grâce à "Google Ngam viewer" il est possible de rechercher dans l'énorme corpus que forme l'ensemble des livres scannés par Google (plusieurs millions) la fréquence d'usage des mots dans six langues écrites (anglais, français, chinois simplifié, espagnol, allemand, russe) depuis des siècles. En tant que girardien convaincu, j'ai effectué ma première recherche sur le mot "bouc émissaire" en français, pour constater une montée remarquablement régulière de l'usage de cette expression depuis deux siècles.

Évolution de l'occurrence de l'expression "bouc émissaire" dans les livres de langue française entre 1800 et 2000
La courbe a été faiblement  lissée pour tenir compte du moindre nombre d'ouvrages publiés au XIXe siècle. La régularité de la progression de l'usage de l'expression n'en reste pas moins étonnante, avec une accélération prévisible après la seconde guerre mondiale. Si l'on compare cette progression avec la stagnation de l'usage du mot "lévitique", livre de la Bible dans lequel le rituel du bouc émissaire est décrit, l'ampleur et la régularité de cette progression n'en seront que plus frappantes. 

Évolution de l'occurrence du mot "lévitique" dans les ouvrages de langue française entre 1800 et 2000

La même évolution sur le long terme est perceptible en anglais (scapegoat), avec une fréquence moindre, et une stagnation à partir des années 1980.



Évolution des occurrences du mot "scapegoat" dans les ouvrages de langue anglaise entre 1800 et 2000

Il faudrait comprendre pourquoi l'usage de ce terme stagne en anglais aujourd'hui. Peut-être l'émergence d'une doxa fondée sur la dénonciation rituelle des phénomènes de persécution collective (Political correctness) entraîne le moindre usage contemporain du mot "scapegoat" dont l'origine biblique est peut-être trop sulfureuse, au profit d'autres expressions plus neutre qui dénoncent les mêmes phénomènes. Voici par exemple l'évolution des fréquences d'usage en anglais des mots "bullying" et "harassment". C'est impressionnant.

Évolution de l'occurrence du mot "bullying" dans les ouvrages de langue anglaise entre 1800 et 2000
Évolution de l'occurrence du mot "harassment" dans les ouvrages de langue anglaise entre 1800 et 2000


Selon René Girard, la dénonciation des boucs émissaires est une particularité de la modernité occidentale. Les systèmes sacrificiels, c'est-à-dire selon lui toutes les cultures humaines, sont ébranlés par le christianisme. La dénonciation des phénomènes de boucs émissaires devient une sorte d'industrie culturelle et politique en Occident à partir de l'époque moderne (au moment où cette dénonciation s'affranchit de sa tutelle chrétienne), et culmine dans les années 1960, période durant laquelle tout système hiérarchique apparaît essentiellement arbitraire, violent et illégitime. L'évolution de l'usage du mot "bouc émissaire" dans les écrits occidentaux depuis deux siècles semble confirmer ce processus. Il peut être intéressant de mettre en parallèle la fréquence d'usage du mot "lévitique", puisqu'il appartient au contexte strictement religieux dans lequel est apparu cette expression. Il n'y a semble-t-il aucune corrélation entre l'usage du mot strictement biblique de "lévitique" et celui de l'expression moderne "bouc émissaire" qui vise à dénoncer un phénomène politique ou psychologique d'unanimité arbitraire contre un membre de la communauté. L'usage de l'expression "bouc émissaire" s'est donc largement affranchi de son contexte biblique. Il s'agit aujourd'hui de bien autre chose. On ne peut qu'être frappé, me semble-t-il, par la régularité et l'ancienneté de la progression de l'usage de cette expression, et par l'accélération de la fréquence de son usage après la Seconde Guerre mondiale.

Aujourd'hui en Occident, le vieux système de domination hiérarchique que fut la culture humaine et plus généralement la domination sur autrui ne s'exerce plus à l'encontre des bouc émissaires à l'ancienne, mais par ceux qui s'auto-proclament tels. Toute trace de domination systématique d'un groupe par un autre est systématiquement dénoncée, et le seul moyen d'exercer une telle domination est de se déclarer soi-même bouc émissaire. J'avais tenté de décrire ce phénomène à travers une étude succincte de l'usage du terme islamophobie dans un article intitulé L'Invention de l'islamophobie, qui avait été repris par Marianne 2 (oui, je sais, nous avons tous droit à notre quart d'heure de gloire), titre dont Pascal Bruckner (en tout bien tout honneur bien sûr, je ne le soupçonne pas de lire mon blog en cachette) a récemment usé dans le cadre d'un article paru dans Libération. Tiens, pour la route, le graphe de l'occurrence du mot "islamophobie", où l'on voit que l'islamophobie, dans sa dénonciation au moins, avait monté en flèche avant le 11 septembre... C'est assez fascinant je trouve....


Évolution de l'occurrence du mot islamophobie en français entre 1800 et 2000

Oh, et puis un dernier dernier. J'ose ici introduire un graphe qui retrace l'usage du mot "bouc émissaire" en chinois bien que ma connaissance de cette langue soit assez limitée, mais les tests parcellaires auxquels je me suis livré tendent à indiquer que l'usage de cette expression en chinois (替罪ou encore 代罪羔羊 en chinois non simplifié), expression qui d'ailleurs est un calque de l'expression occidentale,  reste très rare et problématique, même si elle semble progresser régulièrement.


Évolution de l'occurrence de l'expression "bouc émissaire" en chinois simplifié entre 1940 et 2000

Il n'y a rien de scientifique dans tout ça bien sûr, et Google nous donne sans doute l'illusion d'une toute puissance analytique plutôt que cette puissance elle-même, mais j'ai été suffisamment impressionné par ces graphes pour éprouver l'envie de les partager. J'espère qu'ils inspireront d'éventuels lecteurs...



09/12/2010

Le cantique des créatifs

Guignolise-nous aujourd’hui notre pain quotidien
Il est sans doute étrange d’être submergé par des bouffées de haine dans la rue à la lecture de simples slogans publicitaires qui se veulent sympas comme tout, mais c’est pourtant ce qui m’arrive plus souvent qu’à mon tour. Dois-je en conclure que je suis frappé d’un trouble psychologique qui m’éloigne chaque jour de la condition de mes semblables ? Car pour ce qui les concerne, si l’on en croit cette vidéo, ils semblent apprécier sans réserve la campagne de publicité menée ces dernières semaines tambour battant par Monoprix  -avec l’aide de l’agence de publicité Havas City « et de nombreux collaborateurs », comme l’écrit la trop stylée rubrique Styles du magazine  L’Express-, à coup d’impitoyables jeux de mots et d’écrasants calembours. Il est pourtant un semblable avec lequel je me sentirais quand même en empathie sur ce coup là, si je pouvais l’appeler semblable, puisqu’il s’agit du personnage central du formidable roman de François Taillandier, Le Cas Gentile. Gentile c’est ce pompier italien qui  pris par une froide et soudaine fureur fracasse « au moyen d’un fragment de canalisation métallique », la vitre de sécurit qui protège les affiches d’une publicité pour les vêtements Celiman, avant de les lacérer sauvagement. Qui manifeste de la façon la plus nette que l’on ne saurait subir sans cesse et sans riposter  cette « rhétorique pesante du léger, du « sympa », du « jeune » » qui s’étale partout en Occident et ailleurs, dans les espaces publics. Qui répond sans ambigüité par une fin de non-recevoir à cette sempiternelle « sollicitation de complicité » qu’est devenue la publicité, c’est-à-dire au fond, presque toute la parole publique de notre temps.
Mais pourquoi, me diriez-vous peut-être, si vous aviez des intérêts chez Monoprix ou ailleurs dans l’univers de la propagande publicitaire, ressentir comme une agression qui mériterait cette réponse violemment anticitoyenne un simple clin d’œil à vous adressé par vos amis les « créatifs »? Pourquoi tant de haine mon vieux Piffard? Pourquoi tu ne respires pas un bon coup et ne viens pas positiver avec Carrefour et avec nous ?  C’est pas bon pour ta tension de rester seul à bougonner dans ton coin.
Je vous ferais alors remarquer que moi, je leur demandais rien aux gens de Monoprix, sinon de continuer à distribuer dans nos centres-villes les produits « quotidiens » dont j’ai besoin chaque jour. Et aussi qu’ils ne foutent pas trop vite mon amie Suzanne, la caissière de la caisse 2 (la caisse nature, garantie sans-sac-tu-te-démerdes),  à la préretraite, dans le but transparent de nous assigner nous et nos courses à d’humiliantes « caisses automatiques », qui de fait nous transformeront en caissières, avec lesquelles, à moins de passer pour un frappadingue aux yeux vitreux des caméras de surveillance, il sera difficile d’engager une conversation :
-          Bonjour M. l’hôte de caisse Piffard.
-          Bonjour M. le client Piffard.
-          Comment ça va aujourd’hui ?
-          Ben pas trop mal, pas trop mal, malgré la neige…
-          Ah ben oui, dites donc, c’est vrai qu’on gèle, et dire qu’on n’est même pas en hiver !
-          En même temps, moi au fond, j’aime bien ça la neige, ça fait plaisir aux enfants.
-          Oui, vous avez raison, mais pour la circulation c’est vraiment pas l’idéal, et puis moi, le soleil me manque un peu. Je suis du sud moi vous savez…
-          Ah bon ? et vous venez d’où M. Piffard ?
-          Mais tu débloques à donf’ ducon, faut vraiment que t’arrêtes tout de suite la caisse automatique, ça te tape sur le système, faut que tu passes directement sur the real thing de l’avenir qui te tend les bras: les courses sur internet, monoprix.fr, grâce auquel tous les désagréments de la vraie vie des courses quotidiennes, hebdomadaires, se volatiliseront dans la douce mort édénique de la virtualisation…



Pulvériser les courses, les projeter une fois pour toutes dans le cyberespace, c’est sans doute ça dire « non au quotidien quotidien », le nom de cette calamiteuse campagne de publicité que nous inflige Monoprix, avec la complicité prévisible du quotidien Libération, qui par la voix de Laurent Joffrin, lui-même bien engagé dans la voie de la mise à mort du quotidien qu’il dirige, se justifie sans honte d’être payé pour donner un vaste écho à cette campagne de calomnie du quotidien (1 498 fans sur Facebook) qu’a cru bon de lancer Monoprix (30 052 fans sur facebook). Comme le souligne Joffrin lui-même ce n’est pas un hasard si Monoprix choisit Libération, journal qui rassemble les précurseurs et maitres incontestés de la guignolisation de la réalité, par le jeu de mot systématique en guise de titres d’articles, et plus généralement par le décalage branché et narquois à l’égard des sujets traités.
Mais dire non au quotidien quotidien, qu'il me soit permis de le dire, c’est dire non à la conversation avec Suzanne, dire non à la conversation avec Suzanne, c’est dire non à un des derniers espaces de civilité qui nous reste ici bas, c’est dire non  à la conversation anodine, quotidienne, oui, quotidienne, terriblement agréablement quotidienne, pitoyablement ridiculement indispensablement quotidienne, avec ma chère Suzanne,  la caissière sans âge de la 2 que je connais à peine et que j’aime pourtant. Suzanne et son sempiternel gilet, Suzanne et son regard louche, Suzanne et ses lunettes bon marché, Suzanne et sa mauvaise coloration, Suzanne et son mari malade et communiste qui refuse qu’elle travaille le dimanche, ce qui lui vaut des ennuis avec son directeur, mais elle y tient à son dimanche matin avec son vieux mari malade, Suzanne et son humanité bancale et touchante dont la superfétatoire quotidienneté mérite donc qu’on lui dise non. Non à Suzanne. A la retraire la vioque, et vite fait au trou, qu’on n’en parle plus.
Mais dans mon quotidien à moi, presque tout est quotidien, le pain, les tomates, les asperges, les caissières, le métro, le bureau, mon épouse, mes enfants. Tout au trou alors ? Non, rassurons-nous car les pubards de chez Monoprix ont inventé le quotidien pas quotidien, le quotidien qui rit tout seul, le quotidien qui nous fera rire de n’être pas lui-même. D’être au-dessus de lui-même. De planer à des hauteurs très très hautes au-dessus de lui-même. Le jour qui passe c’est bien ennuyeux qu’ils nous disent les créatifs de Monoprix. Pas digne de nous pour un S’miles. Les courses, c’est d’un ennui, le pain quotidien c’est d’un chiant, on va dépoussiérer tout ça, en extirper le quotidien quotidien, on va vous extraordinariser l’aujourd’hui grave, vous déquotidianniser le quotidien à fond pour en faire un quotidien pas quotidien tout neuf…Vite fait on va vous réparer le monde, on est payé pour dessiner des rires  sur les faces trop moroses de nos concitoyens, à coup de design « vaguement pop art » et d’astuces langagières plus ou moins drôles. Les banales tomates, qu’en faire ? Et les tristes asperges ? Comment vous les fourguer dans la joie et le bonheur ?
Guignolisées les tomates, festivisées les asperges. Celui qui y trouvera à redire : un rabat-joie. Un constipé du cabas. Un client très très quotidien quotidien, un peu coincé du caddie. Dommage qu’on puisse pas le foutre à la préretraite en même temps que Suzanne celui-là. Un clampin sans intérêt, qui mérite à peine qu’on lui prenne son pognon. Enfin si quand même…
La rigolade obligatoire quand tu fais tes courses, voilà la grande innovation qu’ils nous envoient dans la tronche chez Monoprix. C’est peut-être un détail pour vous, mais pour moi ça veut dire beaucoup. Il y avait les désormais fameux clowns d’hôpital, voici les produits de grande consommation qui font marrer.  De la grande consommation à la grande récréation. Bientôt près de chez vous, le magasin rempli de clients hilares, bidonnés sur leurs bidons d’huile, déchirés de rire sur leurs paquets de papier toilette.
Les voilà donc les belles asperges (la taille compte !), les antiques saucisses  (les seules qui savent faire demi-tour !), les délicieux boudins (à poêle !), les tomates (pourquoi se farcir de banales tomates ?). Seigneur Jésus, où est-elle la divine  réalité de tes créatures chantée par saint François,  la noble boustifaille vantée par Rabelais ? La voilà ridiculisée, humiliée à coup de jeux de mots scabreux et ô combien prévisibles. Le papier toilette (un serpentin pour les fesses), le café, la sauce curry, tout, tout y passe, tout est guignolisé, et plus rien ne me paraît achetable. Les tomates encore : « nous chez Monoprix, quand on s’ennuie on pèle des tomates ».
« Nous, quand on s’ennuie, on pèle des tomates », c’est paraît-il la trouvaille préférée de la créative en chef de cette campagne de pub : sur Facebook, parmi les 30 000 fans de Monoprix, Cathy Boulin, Valoupette Lezard, Emilie Aussavy et 60 autres personnes aiment ça sans remarquer la cuistre ignominie de cette déclaration. Quel est le créatif qui chez Monoprix ou ailleurs pèle chaque jour des milliers de tomates sur de riantes lignes de production parce qu’il s’ennuie et en échange de quelques dizaines d’euros par jour, à moins qu’il ne s’agisse de quelques dizaines de yuan puisque la Chine est devenue ces dernières années l’écrasant leader des pays exportateurs de produits transformés à base de tomates?  A quelle distance faut-il se situer de la réalité des choses matérielles, de la tomate, de la belle et douce et bonne et succulente tomate que l’on va manger (« bénissez Seigneur ces belles tomates sur cette table si bien parée, emplissez aussi nos âmes si affamées, et donnez à tous nos frères de quoi manger ») pour en mépriser à ce point l’histoire jusqu’à ce qu’elle parvienne dans notre assiette ? Au passage une photo pour aider nos créatifs à « visualiser » le trajet de la sauce tomate jusqu’à leur assiette au cas où grâce à Dieu l’un d’entre eux s’égarerait ici.
Et comment si l’on garde un peu d’estime de soi acheter un papier toilette qui nous promet d’être un « serpentin pour les fesses » (« les fesses » ? c’est des miennes que tu parles?), le ranger sagement dans son sac réutilisable, rentrer avec en vélib’, puis l’installer sur le dérouleur?  Comment, si l’on imagine d’agrémenter son poulet du dimanche d’une sauce au curry, le faire avec un produit qui promet de « faire voir du pays » à la bête en question ?
Voilà ce que nous révèlent à force de vouloir faire rire les « créatifs » de tous poils, en leur triste cantique. Pour eux, le monde concret n’est qu’un prétexte à se hausser du col. La matérialité des choses n’est qu’une illusion, une quantité négligeable, moins qu’un déchet, puisqu’elle n’est pas recyclable. Le quotidien en soi n’a aucune valeur, il faut lui dire « non ». Il doit même, à travers le « packaging » dont on l’affuble,  se nier lui-même pour devenir digne d’exister sur la scène du monde. Et comment se niera-t-il lui-même ? Par la grâce de la guignolisation généralisée voulue par les besogneux mais enthousiastes employés de chez Havas. Les bigots de la religion du rire obligatoire. Les traqueurs de quotidien quotidien jusque dans les recoins du rayon nourriture d’animaux. . .
Ces guignols de Monoprix, lorsqu’ils prétendent dire « non au quotidien quotidien » à coup de  jeux de mots navrants, se conforment point par point à un processus de dévalorisation du réel, à une négation de la valeur, que dis-je de la splendeur de la Création, qui est le propre de notre monde moderne, négation qui appartient de plein droit au sérieux du monde scientifique et commercial.
 Bertrand Vergely : « C’est en tenant le réel et l’homme pour nul par eux-mêmes que la science se permet de les manipuler et qu’elle devient dangereuse ». Et non pas seulement matériellement dangereuse, mais spirituellement dangereuse.
Ce n’est pas un hasard si ce « packaging » est parfaitement opaque, comme si les choses en elles-mêmes n’étaient qu’un prétexte à faire le malin, à séduire le chaland.  La disparition des choses derrière l’opacité du jeu de mot et du packaging. Volatilisée la douce et noble et désirable créature. Il y eu, il devrait y avoir dans la nature quelque chose que l’on ne peut pas réduire à autre chose qu’elle-même, qui résiste à l’emprise de la technique (et qu’est-ce que le jeu de mot sinon une technique ?), qui  existe en deçà de nos processus, dans une forme qui nous est étrangère, dans la singularité et l’antiquité d’un nom qui, idéalement, devrait porter la chose elle-même avec lui. Progressivement, l'hypercapitalisme a substitué les marques aux noms que portent les choses dans la nature. Orangina plutôt que jus d’orange. Coca-cola, plutôt que quoi ? Le processus humain de production a été mis en avant, au détriment de ce qui nous préexiste et qui échappe à notre emprise, jusqu’à la destruction complète des choses et des êtres dans leur divine matérialité. C’est la consommation finale ! En cela la guignolisation des produits auxquels procède Monoprix constitue le signe avant-coureur du terme d’un processus dont  on espère qu’il n’est pas trop proche. Mais il y a processus et processus. La culture et l’agriculture et même une certaine industrie sont des processus qui bâtissent sur la nature quand notre monde postindustriel prétend s’en affranchir.  Même le mode de production bio est mis en avant comme le résultat d’un processus complexe, plus complexe car plus exigeant que le processus traditionnel. Rien de moins traditionnel, c'est-à-dire de moins « naturel » que le bio, ou qu’un certain bio peut-être, qui recouvre  les « produits » grâce à un emballage renforcé qui le protègera en même temps que le client de la contamination du monde.
Au moment où les egos des petites gens n’ont jamais été aussi gonflés par l’épidémie de pride qui nous touche, on assiste à une humiliation généralisée des produits  dans leur alignement normée de la grande surface, et surtout dans la négation de leur matérialité à travers un processus qui va de la mise en avant de la marque jusqu’au jeu de mot à la Libération. Cette dévalorisation de la matérialité des choses, j’y vois une résurgence puissante parce que moderne, branchée, légère, de l’éternelle tentation de la chrétienté, celle qui frappe les purs que nous sommes, les cathares modernes de toutes sortes, la tentation de sortir de l’incarnation, de la terrible et humiliante et mortelle incarnation, qui nous rappelle quotidiennement ce que nous devons à l’humble concrétion des créatures terrestres. C’est une hérésie d’autant plus puissante qu’elle n’est pas reconnue comme telle.
« Très-Haut, tout-puissant et bon Seigneur, à vous appartiennent les louanges, la gloire et toute bénédiction ; on ne les doit qu'à vous, et nul homme n'est digne de vous nommer.

Loué soit Dieu, mon Seigneur, à cause de toutes les créatures, et singulièrement pour notre frère messire le soleil, qui nous donne le jour et la lumière ! Il est beau et rayonnant d'une grande splendeur, et il rend témoignage de vous, ô mon Dieu !

Loué soyez-vous, mon Seigneur, pour notre sœur la lune et pour les étoiles ! Vous les avez formées dans les cieux, claires et belles.

Loué soyez-vous, mon Seigneur, pour mon frère le vent, pour l'air et le nuage, et la sérénité et tous les temps, quels qu'ils soient ! Car c'est par eux que vous soutenez toutes les créatures.

Loué soit mon Seigneur pour notre sœur l'eau, qui est très utile, humble, précieuse et chaste !

Loué soyez-vous, mon Seigneur, pour notre frère le feu ! Par lui vous illuminez la nuit. Il est beau et agréable à voir, indomptable et fort.

Loué soit mon Seigneur, pour notre mère la terre, qui nous soutient, nous nourrit et qui produit toutes sortes de fruits, les fleurs diaprées et les herbes !

Loué soyez-vous mon Seigneur, à cause de ceux qui pardonnent pour l'amour de vous, et qui soutiennent patiemment l'infirmité et la tribulation ! Heureux ceux qui persévéreront dans la paix ! Car c'est le Très-haut qui les couronnera.

Soyez loué, mon Seigneur, à cause de notre sœur la mort corporelle, à qui nul homme vivant ne peut échapper ! Malheur à celui qui meurt en état de péché ! Heureux ceux qui à l'heure de la mort se trouvent conformes à vos très saintes volontés ! Car la seconde mort ne pourra leur nuire.

Louez et bénissez mon Seigneur, rendez-lui grâces, et servez-le avec une grande humilité. »
Le cantique des créatures, saint François d’Assise, 1225.
Luis Meléndez, Concombres avec tomates, 1772
Jean Siméon Chardin, Raisins et grenades, 1763

 

22/11/2010

L'homme sans patronyme

Zut, où ai-je fourré mon billet ? Alors que les champs de betteraves défilent à toute vitesse dans l’indifférence générale des voyageurs occupés à taper frénétiquement sur leurs claviers, me voilà brusquement face à « Pierre train manager », un homme grassouillet et grisonnant, engoncé dans un uniforme criard, et dont le regard triste n’est nullement éclairé par la perspective de devoir bénéficier bientôt d’une retraite paraît-il avantageuse.
« Pierre train manager », après avoir patienté gentiment quelques secondes,  me demande d’une voix un peu trop enjouée, sans voir nulle contradiction, et alors que je cherche frénétiquement mon satané billet dans les poches de mon costume, pourquoi je ne dispose pas d’un Ticketless.  La question me laisse sans voix, et pour me donner une contenance alors que j’inspecte pour la troisième fois (et avec un succès surprenant cette fois-ci) la poche arrière-droite de mon pantalon, je me concentre sur ce petit badge rectangulaire qu’arbore « Pierre train manager » sur son uniforme Thalys de couleurs gris anthracite, vieux rose, bordeaux et aubergine, dans le but d’informer son aimable clientèle qu’elle fait face à « Pierre train manager ». Grâce à Internet, loué soit son nom,  je pourrai consulter plus tard un « dossier de presse » consacré à l’indispensable modernisation du Thalys qui m’apprendra outre le nom de la variété des couleurs de l’uniforme de « Pierre train manager », que cet uniforme a  des« lignes pures [qui] évoquent le respect, l’autorité de la fonction mais aussi son humanité », alors que je me demandais bêtement sur le coup si un « designer » n’avait pas  malicieusement cherché à évoquer la couleur invisible des betteraves survolées dédaigneusement par le train (1). Quant à la raison pour laquelle Thalys international, Société Coopérative à Responsabilité Limitée de droit belge dont les actions sont détenues à 62% par la SNCF, a jugé opportun de priver « Pierre train manager » de son patronyme, une initiative que j’ai peine à ne pas considérer comme légèrement humiliante pour « Pierre train manager », elle ne sera évoquée dans aucun dossier de presse du site Thalys.com.  
« Pierre train manager » : en guise de présentation, un seul prénom et une fonction. Voilà comment  la SNCF, ou je ne sais quelle structure juridique belge qui s’est substituée à elle,  présente aux usagers du train ses employés.
La généralisation de l’usage du patronyme en France fut le résultat d’une lente évolution qui remonte au XIIe siècle au moins, et s’acheva avec la révolution française.  Le lien avec à la mère, vital, biologique, va de soi. Ce qui nous rattache au père est fragile, un pur produit de la culture. Ce que la culture a fait, la post-culture peut le défaire. On sait que depuis quelques années, il n’est plus obligatoire de donner le nom du père à son enfant. En donnant un « droit » supplémentaire aux parents, celui de choisir le nom de famille de ses enfants (nom seul de la mère, composé du nom des deux parents, ou nom seul du père) on interrompt une longue tradition qui liait les individus dans le temps avec les générations précédentes.  Le droit de nommer ses enfants n’importe comment, la disparition de l’usage du nom de famille dans le cadre professionnel, sans doute pour faire cool et sympa, sans manières excessives, la généralisation même des pseudonymes monosyllabiques ou farfelus  sur Internet, tout cela participe du même phénomène.
Nous voilà par les vertus de la mutation générale qui se produit en nous et sous nos yeux revenus en amont du XIIe siècle, au moment où seuls quelques aristocrates bénéficiaient d’un patronyme. De plus en plus, les stars du show-biz ont un patronyme tellement encombrant que leur but est « de se faire un prénom ». Un problème de riches. Les néo-croquants, eux, n’ont que leur seul prénom à proposer au monde. Prénoms quelconques, légers, sans gravité aucune, qui  se doivent de signifier à chacun l’enthousiasme, la disponibilité et l’absence complète de substance au-delà de la seule fonction professionnelle. Un arraisonnement complet de la personne est exigé dans cette « dépatronymisation » de l’humanité à laquelle l’humanité semble se soumettre avec enthousiasme. La dépatronymisation : c’était, rappelons-le, le sort des esclaves.
Certes, « Pierre train manager » n’est pas un esclave et il y a sûrement de bonnes raisons pour lesquelles les employés du Thalys se trouvent ainsi privés de leur patronyme, le respect de leur vie privée par exemple. Il s’agit peut-être même d’une demande des employés eux-mêmes, ce qui me semblerait d’ailleurs d’autant plus triste. Mon patronyme me rattache à une histoire qui me dépasse et dépasse l’instant présent. C’est un donné qui m’affranchit de l’instant et du lieu dans lesquels je suis jeté. Mon patronyme, je ne le choisis pas: c'est ce qui en moi dépasse le moi. Il me donne une densité qui m’affranchit de l'immédiat et des servitudes auxquelles je suis soumis. Il me libère en m’ouvrant à la voix des morts.
Que sera « Pierre train manager » lorsqu’il aura pris sa retraite, lorsqu’il s’approchera, tranquille ou inquiet, du moment de sa mort ? Il sera Pierre tout court. Pierre et puis rien.  Pierre sur laquelle rien de durable, rien de stable ne sera fondé.
Pierre, nameless et ticketless, sans viatique aucun pour l’accompagner dans l’au-delà de lui-même.

(1) D'autant plus bêtement d'ailleurs, que l'on m'apprend (voir commentaire) que ces betteraves sont blanches et non couleur betterave.

15/11/2010

J'ai le droit de, j'ai le droit à

J’ai le droit de, j’ai le droit à
Sans oublier le droit au droit
Droit de droit à, de droit divin
Qui m’est donné, sans être chauvin
D’abord à moi qui le vaux bien
 
Je dis comme ça, sans trop m’en faire
Ca fait sourire papa–maman
Alors qu’à table il faut se taire
« Mais j’ai le droit ! Mais j’ai le droit !»

Papa-maman très exemplaires
Qui nous expliquent ces deux lumières
Quand sans pitié tombe la nuit
Des heures sombres de notre histoire
Sur tous nos droits, qu’on a le droit
Quand même encore, grâce à nos luttes
D’avoir le droit d’accès au droit.

Mais je m’en vais lutter encore
C’est bien mon droit, jusqu’aux confins
De la planète, sur Internet
Contre un diktat des dictateurs
Qui rechignent trop, c’est trop méchant
A applaudir avec maman
Quand pour nos droits c’était écrit
A la télé, je me révolte.

J’ai mis les pieds c’est héroïque
Sur plein de sites informatiques
Manipulés par Benoît XVI
Qui fait la guerre, quelle grande misère
A mon ami préservatif.

J’ai le droit à, j’ai le droit de
D’aller en cours en trottinette
Me connecter à Internet
Et faire encore la conquête
D’un nouveau droit, tout beau tout neuf
Pondu tantôt comme un bel œuf
Par le ministre, après enquête
Dans l’intérêt du grand public
Qui veut des droits, et puis des lois
Et puis des lois, et puis des droits.

Droit de droit à, tout ça pour moi
Je vais mourir intoxiqué
Jusqu’à la gueule ils m’ont gavé
De droits à moi de droits pour moi
Le droit d'crever, ils l'ont marqué
Dedans la loi, merci pour moi.

T’as bien le droit m’a dit papa
Et puis après, il s’est barré,
J’ai attendu, j’ai attendu
Longtemps en vain, la parousie
De p’tit Daddy, tout rikiki
Qu’a pas voulu, c’était couru
Remettre les pieds en Euroland
Où y’avait plus guère de demande
Pour les droits de, pour les droits à
On en avait de très gros stocks
En rade, à quai, dans tous les docks
Ici là-bas en haut en bas,

Des droits, des droits, des droits, des droits…

05/11/2010

T'es où?

Ah, je nous vois déambuler le casque sur les oreilles ! Pianotant sur notre Torch flambant neuf, parlant à notre Iphone, lisant ostensiblement tout en marchant, avec le petit air fiérot de celui qui tient l’air de rien à faire savoir à l’indifférence des autres à quel point il  est captivé, emmené loin de son prochain! Ou simplement le regard lointain, perdus dans nos pensées, clos dans notre monde automobile, autarcique. Dans une ascension éternelle et parodique, nous voilà arrachés sans effort au monde qui nous entoure.  Et ce n’est qu’un début. Il paraît, c’est Justin Rattner, « vice-président en charge de la R&D chez Intel », qui nous le promet, que «  l’intimité entre nous et la machine va devenir de plus en plus importante ». Nos « smartphones » seront bientôt en mesure, conjoints idéaux, « d’anticiper nos désirs ». Débarrassés des obstacles que les méchants interposent sans cesse entre nous et nous-mêmes, il nous sera enfin possible, loin du vieux monde concret, « de nous réaliser » c’est-à-dire de nous désincarner en rejoignant l’éther vague où se trouve notre vrai moi, qui est notre vraie patrie.
A l’inverse, c’est en une vaine oblation que les feuilles jaunes et ocres du platane s’abaissent jusqu’à nous en leur chute délicate : elles seront piétinées sans un regard. Par nous autres, imbéciles heureux d’un nouveau genre, celui du type qui se sent partout comme chez lui, mais n’est né nulle part, comme il se doit. Je circule, j’ai rien à voir. J’aime tout le monde à égalité mais j’ai rien à voir avec personne, je m’en vais. Mon « smartphone » et moi on est just married, et on se casse d’ici pour un voyage de noce éternel.  Le platane lui, est là. Il manifeste à nos yeux aveugles son irréfragable et sédentaire matérialité. Mais le dur désir de durer du platane,  que vaut-il face à la perpétuelle nouveauté des objets ? La splendeur de l’automne parisien et sa douce mélancolie sont consciencieusement niées grâce à notre fatras numérique.
Le temps des déracinés est déjà loin. Celui des émigrés aussi. Il y a de la fatuité à se prétendre en quelque façon lié à ces racines qui nous manquent, ou autrement lié  à elles que par ce manque.  
Reconnaissons d’abord combien elles nous font défaut,  ces racines.
Reconnaissons d’abord l’ampleur de notre désarroi.
Reconnaissons d’abord que ce qui nous manque, c’est le manque même.
Grâce à la technique, notre mère à tous, nous avons été élevés hors sol, et nous vivons aujourd’hui dans une pure apesanteur.  Voitures,  avions, réseaux numériques, justice et communauté internationales, abolition des frontières : nous défions les lois naturelles de la physique et les lois ancestrales de la cité. Pour combien de temps encore ? Affranchis de toute forme politique contraignante, assujettis aux machines énormes qui s’appellent l’Etat, Orange ou Veolia, nous sommes les esclaves les plus libres, les hommes libres les moins affranchis, qu’ait jamais connus l’humanité. Des oxymores déambulant à toute vitesse et  sans repos dans cette utopie désastreuse qu’est aujourd’hui le monde d’après le monde. Produits sous cloche, enserrés par le verre et le béton, nous n’avons plus la moindre idée de ce qu’est le monde naturel tel qu’il fut, pendant des millénaires, produit par le travail humain. C’est un autre  effet de serre. Incapables de rien faire de nos dix doigts nous nous proclamons grotesquement « sauveurs » du monde, « grâce à nos dons ». La numérisation du monde a produit la virtualisation du Salut lui-même. Nous ne cessons de vouloir « sauver », les retraites, les baleines, les emplois, Obama, que sais-je encore, tout -tout ce qui finira quand même par mourir- sauf ce qui mériterait vraiment d’être sauvé : nos âmes et celles de nos prochains, nos enfants et nos pères. Le Sauveur est venu parmi nous il y a longtemps déjà et nous autres, pitres impuissants, frimons aujourd’hui en prétendant nous passer de Lui : sauveurs à la place du Sauveur. Le monde entier tient dans une simple majuscule.  
C’est que nous n’avons plus aucun lien avec le monde concret que cette prétention inouïe à le sauver. Nous ne voyons plus le ciel ni la terre. Le regard de nos ancêtres éperdus d’admiration pour l’ordre céleste, puis penché vers le sol, patient et laborieux pour tenter de reproduire ici-bas la quiétude de l’au-delà. Le nôtre, torve, aimanté par le voisin. Inquiets à l’idée que nous allons « rater un truc », nous nous déplaçons à pleine vitesse, sans rien voir de ce que nous nous sommes attribué la charge de  sauver, et nous ratons tout.
La couleur de l’automne. Je veux savoir enfin nommer la couleur de l’automne.  Qui parmi nous est encore en mesure de reconnaitre plus d’une dizaine d’espèces d’arbres, d’oiseaux ? La Création, nous en avions la charge, nous avons préféré la transformer en terrain de jeu.  Nous glissons sans relâche, agités par les misérables rivalités de notre monde transformé en vaste cour de récré. Le monde des animaux et des plantes à nos yeux disparu. Disparue la joie que procure l’infinie matérialité d’un monde sans fonction.  
Saint François d’Assise, saint Bernard de Clairvaux, où êtes-vous ?

28/10/2010

In Real Life

« Le Réel, c’est quand on se cogne. »
 Jacques Lacan, psychanalyste.


« Le Réel, moi je m’en cogne. D’ailleurs, c’est mon ami sur Facebook. »
Christopher Pichon, internaute.

- Ouais, putain, t’as raison, y’en a marre...
- Ouais, putain, t’as raison...
- Faut qu’on retourne dans l’IRL, on n’est pas des nolife bordels,
- Ouais, putain y nous soulent tous au bahut à nous traiter de comment y dit l’autre fayot du prof, hikikomori, ces dégénérés...
- Des Chinois c’est ça, qui font rien qu’à pas sortir de leur piaule sur le Net,
- C’est des Japonais, man, pas des Chinois, les Chinois eux y se bougent, c’est même eux qui fabriquent nos bécanes…
- Pour k’on puisse rester chez nous…
- Ouais, LOL !!!!
- Ptdr !!!!
- Nan, sans déconner, de toute façon eux aussi y sont tout le temps sur FB, l’aut fayot aussi,
- Ouais, c’est pas mieux que nous ; Ces batards, c d nolife...
- Seulement eux, t’as vu l’aut fayot, 52 friends sur FB, le naz’, comment ki s’appelle déjà ?
- Ouah !!! Y s’est pris un nom de naz, ce naz, j’sais plus, je vais voir dt’a lheure…
- Ouais, anyway, nous on sait ce que c’est le vrai Réel qui tue, pas vrai man ?
- Même c’est nous kon a créé son profil sur Facebook, au vieux Réel moisi,
- Ouais, man, et t’as vu combien kil a de fan now, le Réel ?
- Ouais, man, bientôt t’as toute la France pourrie qui sera fan du vieux Réel kon a crée sur FB !
- Ouais, man, même les vieux politiques kon leur profil sur le book, ils se l’envoient dans ta gueule de vieux le Réel, trop mdr !
- Ouais, l’aut y dit : « Monsieur Sarkôzy a perdu tout contact avec le Réel que vivent au quotidien les Jeunes de notre pays» !!!Trop ptdr, comme vieux français!!!!
- Ouais et l’aut’ radasse umpipiste pareil, j’l’ai kiffée sur Daily Motion. « Le Parti socialiste vit dans le monde des Bisounours. Il n’a plus de contact avec le Réel des vrais gens de la vraie vie ».
- C la grosse panik du Réel qu’a disparu...
- Réel, t ou ?
- Ouais, ptdr, t ou mon Réelounet ?
- Viens par là petit Réel, viens, viens mon minou!!!
- Petitpetitpetit!!!
- C tous des nolife toi-même c vieux enfoirés du Réel...
- Ouais, et même le vieux Réel, moi j’ui dit direct dans sa face : nolife toi-même, Vieux Réel moisi qui pue !!!! t’façon t’es mort!
- Liquidé, le vieux Réel...
- Ouais, man ce vieux Réel pourri, voilà comment ki devait finir,
- Idole des vieux sur FB,
- Maintenant kil a bien disparu,
- Kon lui a bien mis dans son c… du bon gros virtuel,
- Ouais, LOL.
- Ptdr.





20/10/2010

Un même asile égal et fraternel

A propos de La Carte et le territoire, de Michel Houellebecq

Le charme qui se dégage de La Carte et le territoire, le roman de Michel Houellebecq, doit beaucoup, je crois, à la présence dans cette œuvre et dans nos esprits du « territoire » dont il est question, c’est-à-dire de ce vieux pays qu’on appelle la France, présence à la fois constante et impossible.
Sur le chemin de retour de mes vacances, prises en même temps que la majorité de mes compatriotes, au mois d’août, j’ai eu le sentiment en regagnant ma banlieue, c’est-à-dire ce nulle part dont les ordinateurs et les autres machines nous arrachent sans effort, de quitter à la fois la province et mon pays lui-même. En laissant sur le côté de certaines  routes nationales  que j’empruntais cet été ces restaurants abandonnés aux quatre vents, ces antiques routiers qui tombent en ruine (chaises en plastique vert renversées, tables Formica retournées, peintures écaillées, vitres brisées, parking désert, pancartes obsolètes et menaçantes), délaissés tout autant par les gens du coin qui préfèrent le confort rassurant offert par le centre commercial régional dans lequel ils s’amassent le week-end, que par les automobilistes de passage qui foncent vers l’autoroute et les restoroutes qui l’agrémentent avec une régularité d’horloge suisse, je fus submergé par le sentiment coupable d’abandonner la France, je veux dire ce vieux pays depuis longtemps disparu dont je ne sais s’il existe encore dans mes souvenirs ou si c’est seulement mon imagination qui trouve dans ma mélancolie l’amer matériau dont je façonne des chimères.
Ce que je sais cependant, c’est que le ravissement esthétique éprouvé par Jed Martin, le personnage principal de La Carte et le territoire, alors qu’il empruntait l’A20, « une des plus belles autoroutes de France », en chemin vers la Creuse, pour y assister, en compagnie de son père,  à l’enterrement de sa grand-mère, m’est familier. Ce ravissement qui le saisit alors qu’il contemplait une carte Michelin 1/150 000 de la Creuse, Haute-Vienne, fut aussi le mien bien souvent lorsque je m’abimais comme tant d’autres de mes contemporains sans doute dans la contemplation fascinée de représentations idéales de petits morceaux de mon pays. La carte, nous dit Houellebecq, mêle l’essence de la modernité, de l’appréhension scientifique et technique du monde, et celle de la vie animale. Elle nous donne accès à une richesse d’émotion et de sens sans égal et nous permet de sentir « la palpitation, l’appel de dizaines de vies humaines, de dizaines ou de centaines d’âmes – les unes promises à la damnation, les autres à la vie éternelle. »
La carte se veut à la fois la représentation la plus fidèle et la plus pratique possible de la réalité. Avec la carte routière, il faut que le lien qu’établit notre esprit entre la carte et le territoire soit le plus solide et le plus évident possible. La carte, grâce non seulement à une légende facile à lire, mais aussi grâce aux recours à des codes implicites que l’on suppose présent chez le lecteur, vise à rendre le plus lisible possible le monde dans lequel il faut s’orienter. Cette lisibilité du monde, je crois que cela pourrait constituer pour Houellebecq et pour d’autres sans doute l’objectif par excellence du roman. Grâce au roman, le monde devient plus lisible et il devient plus facile de s’y orienter, peut-être même d’y trouver un sens.
Représentée sur une carte,  représentée dans ce roman, la France elle-même, la France éternelle des champs et des Eglises, notre vieille terre charnelle, semble parfois revivre d’une vie harmonieuse. Harmonieuse, mais (parce que ?) plus tout à fait humaine. Dans sa muséification touristique, la France éternelle chère à Jean-Pierre Pernaut entre dans le repos de la vie éternelle. Cette vie éternelle est précisément conçue comme l’actualisation d’une utopie, celle de l’identité parfaite de la carte et du territoire. L’endroit (cet autre nulle part, l’envers exact de la banlieue) où la carte et le territoire se confondent est  le lieu quintessentiel de l’utopie. Ce lieu est figuré dans le roman sous la forme d’une photographie d’une partie du terroir français prise « exactement à la verticale », « sans effet d’éclairage ni de perspective», celle justement qu’a choisi d’acheter Jean-Pierre Pernaut, parmi d’autres œuvres de Jed Martin. Le territoire lui-même apparaît comme une perfection égalitaire de taches de différentes couleurs harmonieusement et symétriquement réparties. Dans un rapport idéal de la carte et du territoire, la photographie suscite chez le spectateur le même effet que la « présence de la réalité concrète », « équilibre, harmonie paisible ». Lorsque le hiatus entre la carte et le territoire disparaît, c’est l’angoisse consubstantielle à l’humanité qui semble disparaitre elle aussi. La séparation du mot et de la chose, de l’idéal et de la réalité paraît se résorber dans la réunion de ce qui était séparé. Voilà ici l’orientation, le sens abstrait que nous offrent la carte, et les sens (je veux dire les cinq sens concrets qui permettent l’appréhension du monde) grâce auxquels nous pouvons dire nôtre le territoire (à mille lieux des abstractions numériques), enfin réunis, la carte et le territoire. Ainsi la photographie d’un paysage du Nord de la France apparaît comme l’actualisation d’une utopie éminemment politique : celle de l’égalité absolue et de la réunion conséquente de ce qui était séparé : la réconciliation générale et post-historique de l’humanité avec elle-même. Après le conflit et la séparation, la France charnelle devient enfin pour tous « un même asile égal et fraternel (Péguy)».
 Le désir d’amour et d’éternité traverse toute l’œuvre de Houellebecq. La vieillesse et la mort, la périssabilité de la chair humaine, la fugacité ou le mirage de l’amour, les atroces tortures du désir constituent le cœur douloureux de la tragédie de la condition de l’animal humain. Dans deux de ses romans au moins, Les Particules élémentaires et La Possibilité d’une île, Houellebecq met en scène la sortie de l’humanité par l’humanité. Surenchérissant sur les utopies modernes, Houellebecq rêve d’un monde dans lequel l’homme s’affranchirait à jamais de la condition humaine et de ses limites. Chez Houellebecq le désir est compris comme le signe infiniment douloureux de notre inachèvement. Eternellement séparé de l’objet de son désir, l’homme est un animal souffrant. La souffrance humaine est en outre redoublée chez certains par les défaites qu’ils subissent dans le domaine amoureux qui est devenu à l’époque contemporaine un nouveau théâtre d’opération de la guerre larvée de tous contre tous qu’institue le capitalisme.
L’amour apparaît chez Houellebecq comme dans le Banquet de Platon (où Héphaïstos propose aux amoureux de « les fondre et de les souder ensemble ») ou dans le christianisme lui-même (« les deux deviendront une seule chair ») comme la négation du désir, le moment éternel où la marque de la séparation qu’est le désir est définitivement abolie. Mais dans le christianisme, la réunion à venir dans le Christ des corps des fidèles n’est qu’une promesse ou qu’un aspect de notre vie terrestre marquée, à la suite du péché originel par la séparation de Dieu d’avec sa créature.
Les Particules élémentaires et La Possibilité d’une île narraient le projet plus ou moins réussi de réparation du monde par la science et ses applications technologiques. Dans Les Particules élémentaires, notamment, l’humanité était décrite comme une espèce « à peine différente du singe »,  « torturée, contradictoire, individualiste et querelleuse (…) mais qui ne cessa jamais de croire à la bonté et à l’amour ». C’est grâce à sa foi en l’amour que l’humanité pourra dépasser sa condition et faire advenir une nouvelle espèce qui se qualifie elle-même « -sur un mode, il est vrai légèrement humoristique » du nom de « dieux » qui a tant fait rêver la vieille humanité.
Que reste-t-il, douze ans après Les Particules élémentaires, du projet houellebecqien de surpassement technologique de l’humanité par elle-même ? Apparemment pas grand-chose. L’art de Jed Martin est marqué par une intense nostalgie pour un monde qui disparait, celui du contrôle technologique du monde. L’orgueilleuse ambition  des Particules semble faire place à un projet plus modeste : rendre compte du monde, tout en laissant ouverte la possibilité d’un avenir humain, c’est-à-dire dans les circonstances qui sont les nôtres, à nous autres héritiers ingrats de la France et de sa culture, qu’il me soit permis de conclure ainsi, un avenir français et chrétien.

07/10/2010

Le grand returnement de l’Occident

J’ai rencontré Taillandier et Houellebecq sur le chemin de Damas

D’accord, les romanciers, et singulièrement les grands romanciers, sont de farouches individualistes. Ils ont leurs mondes à eux, qui font concurrence paraît-il à notre indéchiffrable "monde réel". Dans les meilleurs des cas, ces mondes parallèles nous le donnent à voir ce "monde réel", ou en révèlent certains aspects, et parfois (et parfois les mêmes fois) le rendent même meilleur, ou pire. Comme l’Eglise catholique, le monde du romancier doit exister face au monde, contre lui serait-on tenter de dire, pour ne pas se confondre avec lui, pour exister d’une existence propre dans le monde (c’est-à-dire, étymologiquement, pour "être actuellement", comme le corps du Christ au lieu de la substance du pain). Un romancier et son monde sont donc par définition étrangers à un autre romancier et à son monde propre, presque incompatibles comme l’étaient deux religions avant le temps des illusions œcuméniques. C’est soit l’un, soit l’autre.

Et pourtant, je vois qu’au-delà de leurs différences évidentes, il y a dans deux romans français parus ces dernières semaines une proximité intellectuelle et même artistique tellement grande qu’elle mérite d’être dégagée. On pourrait même, en lisant ces deux romans fascinants l’un après l’autre, émettre l’hypothèse selon laquelle ces deux auteurs se seraient concertés pour traiter en même temps, mais chacun à sa façon, d’un certain nombre de thèmes identiques. Une telle concertation serait regrettable car la nature accidentelle de cette proximité me semble significative, beaucoup plus significative qu’une très improbable concertation secrète des deux écrivains pourrait l’être. Il me semble aussi que la nature de cette proximité, que j’ai qualifiée d’intellectuelle et artistique, dépasse (d’un point de vue chrétien) ces deux perspectives, pour atteindre une perspective proprement spirituelle susceptible de créer un "monde commun" entre ces deux auteurs (pour reprendre l’expression utilisée dans un des deux romans à propos de deux amoureux qui ont l’impression, "dans des moments inouïs d’enthousiasme", tels les membres d’une même église, de former un seul corps et un seul esprit). Cette proximité est donc d’une nature qui justifie, j’espère, que ce soit quelqu’un qui se prétend catholique, c'est-à-dire un homme qui croit non seulement au Christ mais aussi, assez banalement sous nos cieux, à l’existence d’un monde commun à tous les hommes, qui se charge de la mettre en lumière.

Bon, je crois qu’il est plus que temps de se lancer. Au-delà de la multiplicité des thèmes ou des motifs qu’ils ont en commun (en vrac : la crémation, le ruban de Möbius, l’amour et le christianisme, l’Eglise après le christianisme institutionnel, la touristisation de la France, le retour au terroir, la transmission ou l’absence de transmission intergénérationnelle, l’architecture) La Carte et le territoire de Michel Houellebecq et Time to turn de François Taillandier sont deux ouvrages dont le cœur est la conversion. Dans les deux cas, la conversion est à la fois, je pense, un thème du roman et un élément structurant du roman (et je parle alors de la conversion de l’auteur). Un autre élément structurant est commun aux deux romans, celui consistant à situer tout ou partie de l’intrigue dans un avenir proche de notre présent, ce qui nous permet d’en percevoir certains aspects qui sans ces romans resteraient dans l’ombre. Cet élément n’est d’ailleurs pas sans rapport avec celui de la conversion, car ce que nous décrivent ces romans ce sont des mondes issus du nôtre, mais notre monde transformé par sa propre (re)conversion accélérée. Mais (re)conversion de quelle nature ? religieuse ? économique ? numérique ? Et (re)conversion à quoi ?

La conversion selon Taillandier


Pour ce qui concerne François Taillandier, sa conversion n’est pas un mystère puisqu’elle fait l’objet d’un "livre-conversation" avec J.M Bastière, intitulé Ce n’est pas la pire des religions, paru en 2009, dans lequel il décrit son parcours artistique et personnel jusqu’à la pleine affirmation d’une adhésion à la foi catholique. En 2007, en pleine rédaction de sa Grande Intrigue, dont Time to turn est le cinquième et dernier tome, François Taillandier écrit "une tribune dans laquelle [il se] déclare catholique". Comment cette conversion produit ses effets dans l’œuvre ? Ou peut-être, à l’inverse, serait-ce l’œuvre romanesque elle-même qui aurait agi sur l’auteur comme une sorte de guide spirituel sur son chemin de Damas?


Remarquons (d’emblée) qu’un des effets de cette conversion peut se percevoir (d’emblée), même si c’est de façon parodique et discrètement ironique, dans le titre même de ce Time to turn. Time to turn, c’est le temps de la conversion non pas à la foi catholique mais à ce mot d’ordre même, celui de changer, de se transformer, de prendre un virage dans son existence, de bazarder d’un cœur joyeux les vieilleries de notre tradition, au profit de n’importe quelle lubie qui se présente à notre esprit. N’importe laquelle? Vraiment ? Peut-être. La conversion, le turn, c’est peut-être aussi le passage d’un monde de la transmission éventuelle à celui de la mutation obligatoire. Cependant, il n’est pas interdit sans doute de remarquer aussi que le premier turn que propose l’époque dans le roman est celui (turn, contrairement à conversion est du genre masculin) d’un "évident européen" qui revêt "une djellaba brodée", une forme possible de conversion religieuse et culturelle d’un occidental loin de sa culture et de sa religion d’origine.

Le turn qui est un des principaux fils rouges du roman de François Taillandier, est présenté dans le roman comme une sorte d’impératif provenant d’un mouvement publicitaire, lancé par une figure omnipotente de l’époque qui reste dans l’ombre, un sourire aux lèvres, content sans doute de son petit effet aux grandes conséquences sur les hommes et les choses de son temps (un peu comme on imagine doit l’être François Taillandier à la relecture de son roman). Paradoxalement, ce qui est le plus intime, la conversion du cœur, des croyances et des modes de vie de l’individu devient un mot d’ordre publicitaire. Le roman de François Taillandier se passe dans une réalité légèrement différente de la nôtre. D’une certaine façon, le romancier rend explicite ce qui reste dans notre monde implicite. L’impératif du turn est dans l’air de notre temps mais n’est formulé par personne en particulier et cependant est ressenti par tout le monde en général. Il faut bouger, changer, évoluer, se remettre en question. Tu fais du surplace, t’es mort. Dans le roman, le turn est rendu explicite par ce mystérieux et souriant "numéro un" de la société mondiale qui impose à l’humanité contemporaine (l’homme de World V, le nouveau monde qui arrive) avec sa tablette numérique une mutation équivalente à l’aménagement du galet pour la préhistoire. L’humanité prend un turn radical.
 
Quand la conversion elle-même subit un turn !

Le philosophe Pierre Manent, dans un ouvrage paru aussi ces jours-ci (Le Regard politique), considère à la suite de Pierre Hadot la conversion comme une possibilité offerte à l’individu par l’Occident lui-même (au sens large), et seulement par lui. Pierre Manent nous apprend au passage que lui qui venait d’un milieu strictement athée et communiste s’est converti dans sa jeunesse au christianisme. Mais le turn individuel lorsqu’il devient publicitaire est une conversion chrétienne ou philosophique (c’est-à-dire individuelle dans sa nature) devenue folle. Il est à la conversion ce que (par exemple) l’Etat-providence est à la Charité : une caricature et une trahison. (Je précise au passage que je n’ai « rien contre » l’Etat-providence, mais que par contre j’ai tout pour la Charité). En changeant de langue, en se convertissant à l’anglais, la conversion change de sens, si je puis dire. Dés l’origine le turn apparaît donc à la fois comme un calque un peu parodique de la conversion chrétienne au moment où elle prit une dimension sociale (à la fin du paganisme par exemple), et un envers quasi exact de la conversion de l’auteur, cette conversion qui n’est pas un éloignement de sa propre culture et de la religion de ses ancêtres, mais au contraire un « retour », et non un return, vers cette culture et cette religion. Avec l’impératif du turn, on assiste donc à une conversion du sens de la conversion !

Time to turn !

Mais au-delà des mots, la conversion reste un retournement. Un super turn, the full turn! Il faut donc préciser plus encore en quoi le sens change. Ainsi le titre de l’ouvrage de François Taillandier qui paraît reprendre pour s’en moquer un mot d’ordre omniprésent de l’époque peut être lu comme un discret appel à la conversion du lecteur, ou un discret rappel de la conversion de l’auteur. Non pas un appel à turner en rond, comme l’exige l’époque, mais un appel à retourner sur ses pas. Cependant, le roman n’est pas un prêche. Il faut comprendre ici l’importance, face à l’impératif publicitaire, de l’image de Möbius (que l’on trouve, selon sa dernière volonté, sur la tombe du Houellebecq converti au catholicisme de La Carte et le territoire).

Time to turn ! Le ruban de Möbius nous ramène sur nos pas sans que nous nous en rendions compte. Avec le ruban de Möbius, Taillandier trouve l’image juste, drôle et juste. Nous qui pensions voyager si loin de nos racines, nous voilà bêtement revenu à notre point de départ! La conversion religieuse avait quelque chose de brutal. Saul fut désarçonné et jeté à terre par le Christ. Lui aussi, l’impératif contemporain du turn a "on ne sait quoi de brutal, de persécuteur". Au temps où le turn devient un impératif sociétal, c’est paradoxalement sous la forme de la fidélité, la fidélité aux anciens, à la tradition que se présente la conversion. En suivant la route tracée, on se retrouve au point de départ, après avoir subi un retournement complet : ruban de möbius. C’est à un retournement de la notion de conversion elle-même que procède Taillandier, non pas un retournement affirmé, mais qui se produit de façon insensible, en suivant le chemin tracé, comme si ce retournement était le produit du roman lui-même…C’est d’ailleurs ce que déclare Taillandier lui-même en 2009 dans Ce n’est pas la pire des religions : "il est de fait que mes romans « savaient » déjà ce que je n’ai reconnu que plus tard, en tout cas ils tournaient autour, ils m’y amenaient".

La conversion selon Houellebecq

Houellebecq pour sa part a longuement parlé dans Ennemis Publics de sa tentation chrétienne, dont j’ai pour ma part dit quelques mots ici et , mais n’a jamais fait de coming out chrétien dans "la vie réelle". Pourtant le thème de la conversion de l’auteur est explicitement présent dans le roman, puisque l’on y apprend que Houellebecq, le personnage du livre de Houellebecq, se fait baptiser discrètement, dans une église de Courtenay (Loiret), six mois avant sa mort."Cela avait été une surprise pour tous" précise Houellebecq auteur à propos de Houellebecq personnage, ayant préalablement invalidé par cet aveu la possibilité même qu’une telle surprise se produise à l’avenir à propos de la conversion éventuelle du Houellebecq de la vie réelle. Je crois qu’on appelle ça un énoncé contre-performatif. Sans doute est-ce un plaisir d’écrivain que d’avoir ainsi, par le biais de la fiction romanesque, un effet tangible sur la réalité.

Mais le thème de la conversion chez Houellebecq reste un peu anecdotique. La conversion prend toute son importance dans le roman de Houellebecq en ce qu’elle structure le récit, dans un sens proche de celui qu’a identifié Girard dans Mensonge romantique et vérité romanesque. Chez Girard, la conversion est nécessairement catholique dans son essence, en découvrant en lui le médiateur de ses désirs, l’écrivain fait retour sur lui-même et toutes choses lui apparaissent nouvelles. Je crois qu’on peut déceler un tel processus dans La Carte et le territoire. Houellebecq met malicieusement dans la bouche d’un critique de l’œuvre de son personnage principal, Jed Martin, que l’on ne saurait trop insister sur l’unité de l’œuvre de l’artiste. Je crois que cela est vrai aussi pour l’œuvre de Houellebecq lui-même. La Carte et le territoire est pour une part une réinterprétation dans une lumière neuve du projet de transformation (conversion?) de l’humanité en une nouvelle espèce, de Michel Djerzinski dans Les Particules élémentaires. Dans ce roman, le christianisme est présenté sentencieusement par une sorte voix off assez pompeuse comme une religion dépassée, en voie d’extinction, de laquelle la science sera chargée d’accomplir la promesse d’amour universel. Dans La Carte et le territoire, le christianisme apparaît au contraire, comme l’a déjà noté un critique, comme un "horizon d’attente". On n’en finirait pas de relever les nombreuses références aux Particules élémentaires plus ou moins discrètes dont Houellebecq a truffé La Carte et le territoire. Je vais me contenter d’un seul exemple, mais qui me paraît particulièrement significatif pour mon propos.
 
Dans Les Particules élémentaires, le père de Bruno (le demi-frère de Michel), est un chirurgien esthétique qui voyage aux Etats-Unis, et dont la clinique est située sur les auteurs de Cannes. Cet homme sera un pionnier de l’industrie de transformation du corps en France. D’une certaine façon, et je ne pense pas que cela soit conscient chez Houellebecq au moment où il écrit Les Particules élémentaires, ce chirurgien esthétique, et alors que tout paraît les opposer, est un précurseur de Michel Djerzinski lui-même, celui qui à force de manipulations de laboratoire parvient à transformer l’humanité au point d’en faire une nouvelle espèce qui qualifiera elle-même ses membres "-sur un mode il est vrai légèrement humoristique – de ce nom de « dieux »" qui avait tant fait rêver les hommes. La même volonté de puissance se trouve au fondement de ce qui peut paraître le plus pitoyable, la chirurgie esthétique, et le plus glorieux, la création scientifique d’une nouvelle humanité. Il s’agit toujours d’abolir les signes de la faiblesse humaine, de son imperfection humiliante.
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Petissaud est un petit sot !



Dans La Carte et le territoire on retrouve un personnage qui est chirurgien esthétique, qui lui aussi possède une clinique "sur les hauteurs de Cannes", située, comme par hasard, avenue de la Californie. Mais ce personnage a pour particularité de n’apparaître dans le roman qu’après sa propre mort, et après avoir tué Michel Houellebecq lui-même. En visitant sa clinique, les enquêteurs découvrent au sous-sol "de monstrueuses chimères humaines". Le nom de ce drôle de praticien est Adolphe Petissaud. Je ne peux m’empêcher d’entendre dans ce Petissaud un petit sot qui fait référence à Houellebecq lui-même dans sa description hubristique d’une humanité en quête chimérique de son propre dépassement. Le héros des Particules élémentaires Michel Djerzinski (avec lequel on sent que Houellebecq était en empathie parfaite au moment où il écrivait son roman) éprouve depuis sa plus tendre enfance un dégoût définitif pour les lois de la nature telles qu’il a appris à les connaitre en regardant des documentaires animaliers à la télévision. Ces documentaires donnent à voir la cruauté du règne animal, une "répugnante saloperie" qui fait frémir Michel d’indignation et l’amène à rêver d’un "holocauste universel" que la mission de l’homme sur terre serait d’accomplir. Au fond Michel est une sorte de cathare moderne pour lequel l’imperfection de la vie sur terre est insupportable. En créant une nouvelle espèce dégagée à la fois de la périssabilité du corps et de la tension douloureuse liée au désir, Michel a l’illusion de créer les conditions du bonheur sur terre en affranchissant l’homme de sa condition animale.

Il y a plusieurs mentions d’une possible disparition complète de l’humanité dans La Carte et le territoire, mais jamais comme quelque chose qui apparaitrait souhaitable, c’est au contraire la possibilité d’une existence encore un peu humaine, même si elle semble peu probable, qui est désirable. Le regard du romancier est transformé. En effet, la cruauté de la vie animale est à nouveau mise en scène dans La Carte et le territoire, mais selon un angle très différent : c’est le tueur de Houellebecq lui-même, le Dr Adolphe Petissaud qui, chez lui, dispose une immense table lumineuse dans laquelle, séparées par des cloisons, vivent différentes espèces d’insectes à l'écart les unes des autres. En actionnant une commande il est possible de mettre en contact ces espèces les unes avec les autres, entraînant un carnage…Dans La Carte et le territoire, la cruauté est toujours un spectacle, mais n’apparaît plus comme « naturelle ». Elle résulte d’une mise en scène sophistiquée de l’être humain, à mille lieux de la naïveté des Particules élementaires où la cruauté de la nature se manifestait à la télévision comme un spectacle "objectif". La cruauté du règne animal reste présente mais apparaît dans toute son ampleur comme le résultat d’un dispositif spécifiquement humain. La création en elle-même n’est pas mauvaise, et surtout peut-être, dépend dans sa dimension morale de ce qu’en fera l’homme. Comme dans la Genèse, l’homme qui était un pur spectateur passif et dégoûté dans Les Particules élementaires -pure passivité dont la compensation était la volonté brutale et définitive de permettre, grâce à une science omnipotente, de déserter le monde-, est maintenant chargé du sort du monde. La Carte et le territoire marque pour la première fois je crois dans l'oeuvre de Houellebecq le moment où l'artiste semble se soucier ardemment du monde concret -les paysages créés par Dieu et transformés par l'homme- et de son destin. C'est cela qui explique, je pense, le charme intense qui se dégage de ce roman, notamment lorsqu'il y est question de ce qu'est et de ce que sera la France, non pas seulement en tant qu'idée, mais aussi dans sa dimension la plus charnelle.

Je serais tenté de comprendre La Carte et le territoire, à la lumière de sa confrontation avec Les Particules élementaires, comme le produit d’une conversion existentielle d’un genre de celles que décrit Milan Kundera, lorsque le romancier tourne son regard avec une délicate ironie vers le jeune homme qu’il fut.

La crémation c’est pas un turn sympa

La conversion existentielle de Houellebecq, que d’une certaine façon son baptême affiché dans le roman occulte, l’amène à aborder un certain nombre de questions qu’il avait traité par ailleurs sous un angle résolument différent. Celles de l’euthanasie et de la crémation par exemple. Dans Les Particules élémentaires, les personnages se suicident beaucoup, notamment les femmes. Dans un monde intégralement mauvais, éclairé par de faibles étincelles d’amour vite éteintes, le suicide apparaît comme une solution logique. Dans La Carte et le territoire l’euthanasie du père est la seule chose qui fait sortir le fils de ses gongs. C’est ici que l’on retrouve le roman de Taillandier. Dans l’un et l’autre roman, la crémation, cette disparition voulue du corps de la plus haute créature de Dieu, c’est-à-dire l’homme, dans un feu d’origine humaine, est comprise comme une mutation anthropologique majeure et mortifère qu’il s’agit de comprendre. Et pour cela il ne faut pas hésiter à la décrire dans ses détails les plus cocasses. Et voilà la dispersion –interdite par l’Europe- des cendres de l’aïeul un dimanche de janvier "à potron-minet", dans "le petit espace entre les voitures garées et le bord du trottoir de la rue de Belleville" chez Taillandier, et les cendres du père qui chez Houellebecq rejoignent dans le lac "quantité de cendres et d’ossements humains" d’autres euthanasiés grâce aux services impeccables de la société Dignitas de Zurich, pour favoriser, au grand dam des écologistes (qui se déclarent néanmoins "entièrement solidaires" du "combat" de Dignitas) la prolifération d’"une espèce de carpe brésilienne, récemment arrivée en Europe". Ainsi dans l’un et l’autre roman la crémation, pour le monde, ne pose aucun problème d’ordre anthropologique, c’est juste un turn sympa, mais seulement des problèmes d’hygiène ou écologiques, ce qui au fond est la même chose. Voilà ce que l’on pourrait reprocher radicalement à l’écologie contemporaine : ignorer volontairement, et parfois même défendre, les causes anthropologiques, c’est-à-dire sociétales, des désordres qui détruisent aujourd’hui la création dans tous ses merveilleux aspects, humains, animaux et végétaux. Ce n’est pas par hasard si chez Houellebecq, la crémation, celle du père, est au fond identifiée à l’euthanasie, la disparition volontaire et organisée d’une humanité fatiguée, avec l’approbation explicite de ceux qui prétendent s’y opposer.

L’amour, Dieu et la terre de France

Au fond, la crémation est une forme très claire de négation de la valeur du corps et de la chair. Pour un romancier, la disparition de la chair, la désincarnation des personnages, c’est le crime par excellence. Le refus de prendre le turn de la crémation, c’est la volonté de rester encore un peu dans le monde de l’Incarnation. Il ne faut pas s’étonner dés lors de trouver dans ces deux romans un rapprochement qui paraitra surprenant seulement à ceux qui ne savent rien du catholicisme : celui de l’amour le plus charnel et de Dieu. On trouve dans les deux romans les mêmes images pour parler de l’amour humain, celui qui transforme ceux qui en sont l’instrument, telle une eucharistie, en un seul corps. Chez Houellebecq l’amour est comme Dieu ce qui parvient encore à provoquer un peu de malaise dans notre monde post-humain, ce monde parfaitement organisé autour du marché pour évacuer toute possibilité de conflit, ou même seulement de contact humain, et qui permet ainsi de survivre parfaitement à l'aise, à l'abri d'autrui, à peine menacé par un chauffe-eau qui gronde comme une bête sauvage, sans prononcer un seul autre mot que oui ou non à la seule et unique question que l’on s’entend encore poser à une fréquence à peu près hebdomadaire, le jour des courses au supermarché : « Avez-vous la carte Casino ? ».

Les deux romans, celui de Taillandier et celui de Houellebecq, se terminent sur le « retour » à la terre, à la vieille terre de France de deux personnages, Emmanuelle Rubien chez Taillandier, et Jed Matin chez Houellebecq. Ce retour à la terre, c’est aussi un retour, au-delà de la mort, à la possibilité même de l’enterrement. Une tentative, certes ironique et problématique, car il n’y a personne dans les tombes (mais pour qu’il n’y ait personne dans les tombes, encore faut-il qu’il y ait des tombes), les morts ne se tenant jamais cois, de renouer les liens, défaits par nos innombrables turn, qui unissaient autrefois les générations. Souvenons-nous : ce retour à la terre c’était déjà celui des cisterciens au XIIe siècle. Se tourner vers l’humus est une définition possible de l’humilité, cette vertu selon laquelle, selon saint Bernard de Clairvaux, il devient possible, au terme d’un "retour sur soi", de mieux se connaitre soi-même, et sans doute aussi, ajouteraient nos deux romanciers, de mieux comprendre notre monde. Une conversion du cœur et de la raison.


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