"Aussitôt après nous commence le monde que nous avons nommé, que nous ne cesserons pas de nommer le monde moderne. Le monde qui fait le malin." Charles Péguy

24/09/2010

Qu'est-ce qu'un modernologue?

Après trois ans et plus d’utilisation sans vergogne et sans protection juridique de l’appellation de modernologue (que d’ailleurs personne, c’en est même un peu vexant, n’a jamais songé à me contester, y compris au fin fond du Guangdong) il est temps, je crois, d’autonomiser enfin le champ d’étude de cette nouvelle science, j’ai nommé la modernologie, dont le destin est, n’en doutons surtout pas, à l’instar de l’évolutionnisme darwinien à Londres (Royaume-Uni) au XIXe siècle, de la psychanalyse freudienne à Vienne (Autriche) au XXe, ou même, soyons fou, de la bouillie Onfrayenne à Argentan (Orne) encore la semaine passée, de révolutionner les sciences humaines, qui l’auront bien mérité. Voilà qui est envoyé.

 

La modernologie est un humanisme



Allez ! Tous avec moi, moi-je en vaux la chandelle ! Groupons-nous autour de moi camarades blogueurs, et arrachons de haute lutte à une foule de chercheurs envieux et pourtant subventionnés le droit de proclamer à la face du monde : la modernologie est née !

Naguère et néanmoins autrefois, le blogueur-altercitoyen biélorusse Doltoascii avait écrit : « Si la modernité n’existait pas, outre qu’il faudrait l’inventer, rien ne serait permis » (1). C’est là le point de départ de la modernologie. En effet, rien n’est permis si la modernité n’existe pas, et par conséquent l’homme est délaissé, parce qu’il ne trouve ni en lui, ni hors de lui la possibilité de s’accrocher, à l’image du chimpanzé dans le désert, et surtout s’il est manchot, ce qui arrive même aux meilleurs d’entre nous (2). La modernologie est donc l’étude des conditions d’existence de l’humanité : pour exister, il faut qu’elle dispose de bras et de branches pour s’accrocher. Pas de branches, pas de modernité, pas de modernité, pas d’humanité, pas d’humanité, pas de bras et pas de bras pas de chocolat, c’est connu, et ce serait bien triste, avouons-le.

L’homme-tronc n’est pas moderne



De ces prolégomènes hardis et à peu près irréfutables, déduisons, il en restera toujours quelque chose ; premier théorème : l’homme-tronc n’est pas moderne : une bonne raison pour le priver de chocolat. CQFD.

Bon voilà un bel effort pour un vendredi soir (utile en plus), grâce à moi, la modernologie est en bonne voie, je touche du bois (et je joins le geste à la parole, croyez-moi). En conséquence de quoi je vous souhaite un bon week-end, voire même une excellente fin de semaine.



(1) Le premier qui m’accuse de plagiat s’appelle Jean-Paul, tant pis pour lui. Le deuxième, qui est une deuxième, Simone.



(2) Sauf bien sûr aux meilleurs d’entre nous au ping-pong, ou au tennis, ou à d’autres jeux de raquettes, il y a des limites, que même l’indécence paralympique ne peut pas franchir.

(En photo, le protomodernologue Jean-Paul Sartre en train de se demander si l'existence de la modernologie précède son essence)

22/09/2010

Soulagement terminal

Je vois le soulagement de l’humanité qui s’avachit dans ses fauteuils, chaque être humain face à son écran. L’humanité libérée, dispensée du regard d’autrui. Ses yeux et ses caméras tournés avidement vers le monde numérisé. Un box pour chacun d’entre nous.

Dans un « taxi phone » de banlieue, des « postes de travail » ; on s’y connecte à Internet, avec casque et micro. Un gros et grand adolescent à la peau très noire, dans un survêtement aux couleurs agressives, la caricature du mec viril, du héros urbain, est installé près de l’entrée. Un énorme gobelet de coca doté d’une paille gigantesque est posé sur la table. Jambes et coudes écartés, le gars déborde de son box, sans ostentation particulière. C’est une surprise : à lui aussi son corps semble gênant, trop grand, trop gros, trop là. Dans son réduit trop étroit, le voilà domestiqué ce cauchemar de nos nuits bourgeoises. Il est gentiment affalé sur sa chaise, son air est maussade mais sans trace d’agressivité. Seul son index bouge. Il clique nonchalamment. Soudain, quelque chose sur l’écran l’intéresse. Son vaste corps tout à coup tout entier en mouvement, mobilisé, comme aimanté par la machine. Ce gars qui était embarrassé de lui-même, encore trop présent parmi nous, d’une infime présence résiduelle, est maintenant léger et innocent comme l’enfant dans sa petite bulle, parfaitement ailleurisé. Un ange soudainement, avec une légèreté bouleversante, rejoint sa patrie céleste. Serait-il en train d’agonir un « sioniste » sur un « forum citoyen » qu’il me paraîtrait à moi qui le vois de biais, sans risque aucun qu'il n'émerge de sa douce hypnose, inoffensif comme l’agneau qui vient de naitre, libéré de la présence humaine et du malaise qu’elle suscite.

Au stade où nous en sommes, je crois qu’on peut dire les choses simplement. Les écrans sont en train de résoudre de façon définitive la question humaine. Depuis quelques siècles, la modernité a pulvérisé toute forme de rapport hiérarchique permanent, entraînant des conflits sans fin, sans solution stable. Les conflits d’homme à homme ne trouvent plus aucune forme de résolution symbolique. La demande de justice et la demande de sécurité augmentent de conserve et submergent le monde des formes anciennes, celui qui permettait bon gré mal gré le commerce humain. Voilà la vérité des temps terminaux : le regard de l’autre, sa présence réelle, son visage ce n’est pas seulement l’éthique, la possibilité de l’amour ou de l’amitié, c’est aussi l’angoisse. L’angoisse pure et simple de l’inconnu, de ce qui n’est pas nous. L’imprévisibilité animale de l’autre, l’imperfection, attirante et répugnante à la fois, de sa chair. Sa dangerosité essentielle, en voie de criminalisation avancée. Un projet de loi est prévu. Ô combien sont comiques ces rencontres professionnelles où il s’agit paraît-il de « réseauter » et où chacun s’enfouit dans la douceur utérine de son IPhone à la moindre pause pour éviter de rencontrer le regard implorant de celui qui, peut-être, est encore vivant ! Ô combien, par contraste, nos écrans sont doux et reposants ! Ultimes refuges loin de nos terreurs humaines. Dociles, obéissants, surpuissants. Je vois, écris, comprends, profère, strictement, seulement, ce que je veux. Comme il est bon de stocker les données, de me gaver des œuvres de l’humanité, de m’en repaître sans jamais la rencontrer cette sale humanité, belliqueuse, aimante, avide ou méprisante. Binge drinking technologique.

Devant mon écran, je jouis d’un confort où tout est doux comme « le claquement des portières » d’un véhicule « usiné comme un coffre-fort (Houellebecq) ». La violence du monde elle-même devient sympa et ludique, lorsqu’elle est tenue à distance par nos machines d’une perfection intimidante.

Intimidante ? Mais plus rien n’intimide l’homme des écrans, la technologie dont il s’entoure n’est qu’un prolongement de lui-même. Elle lui offre la puissance qu’il mérite. La réparation compensatrice de ses manques, de la faiblesse de sa chair. Elle dissipe les brouillards de son esprit. L’obsolescence de l’homme est vécue comme un soulagement. Grâce à elle tout ce qui était obscur devient clair, tout ce qui était ténébreux devient lumineux, comme à la fin d’un conte de fées. Plus jamais l’homme ne sera séparé de celui qui en lui depuis toujours triomphe, celui qui à jamais exulte.

Mais toi mon frère ici présent, dis-moi comment, après le soulagement terminal, avant la débâcle finale, dans l’apesanteur chaotique où nous nous perdons, dans l’œil de ce cyclone qu’est devenue notre Histoire, dans le brouhaha atroce des cris de victoire trop tôt poussés par l’humanité qui, enfin fière, se croit libérée d’elle-même, entendre encore l’écho salvateur de la parole, apercevoir encore le visage effacé du salut du monde, du monde concret des corps et des âmes, je veux dire, tu le sais, la parole et le visage du Dieu incarné, Celui qui pour nous a souffert et encore et toujours désire la présence au monde de notre amour humain?

01/09/2010

La conversion selon Kadhafi, la conversion selon Joseph Fadelle

En entendant le dirigeant multicarte « guide de la Révolution », « roi des rois traditionnels d’Afrique » et autoproclamé colonel Mouammar Kadhafi appeler l’Europe, depuis la capitale de l’ancien pays colonisateur, à la conversion à l’islam, on pourrait être tenté sous le coup de la colère de vouloir que le Pape fasse preuve dans ses relations avec l’islam du même prosélytisme et appelle les musulmans « en terre d’islam » à la conversion au christianisme. Sans aller jusqu’à souhaiter bien sûr qu’il prononce cet appel depuis La Mecque, où il ne risque pas de pouvoir mettre les pieds dans un avenir prévisible. Ce n’est pas non plus demain la veille bien sûr que le Souverain Pontife se livrera à une telle déclaration, et c’est fort heureux, si l’on s’intéresse un tant soit peu au sort déjà très délicat des chrétiens d’Orient.



Mais comme cela a été déjà souligné ailleurs, l’appel de Kadhafi est en soi assez comique et à ce titre ne mérite pas de réponse, en ce qu’il paraît ignorer le sens du mot conversion dans un contexte encore imprégné de culture chrétienne. Ici, la conversion ne peut être qu’une conversion du cœur, c’est-à-dire personnelle et intime. « L’Europe », cette abstraction collective, ne saurait donc se convertir à quoi que ce soit.



Une conversion du cœur, c’est ce qu’a connu Joseph Fadelle en 1987 lorsque cet aristocrate irakien, fils préféré et héritier d’un notable chiite, gonflé d’une morgue juvénile et fort d’une solide hostilité aux chrétiens, a rencontré dans une caserne un humble paysan chrétien quadragénaire du nord du pays. Sur les injonctions de son camarade de chambrée, il accepte de « lire vraiment » le Coran pour en découvrir le sens profond. Il lit ensuite les Evangiles et se convertit secrètement au christianisme. Il vivra alors sa foi seul, durant de longues années, sera emprisonné, torturé par la police secrète de Saddam Hussein, après avoir été livré aux autorités par sa famille qui considérait sa conversion avec horreur et dans la crainte d’y perdre son honneur. Après de longues années passées à frapper à la porte des églises irakiennes et jordaniennes, il finira par obtenir le baptême puis un statut de réfugié en France, avant de devenir français, en compagnie de sa femme et de ses enfants. Il raconte sa conversion et les persécutions qu’elle lui a values dans un livre simple et bouleversant, intitulé Le Prix à payer, paru en avril 2010 aux éditions de L’œuvre. La foi de Joseph Fadelle, qui soulève des montagnes de haine et de suspicion, est un modèle un peu écrasant pour les catholiques endormis par la modernité postmoderne que nous sommes tous plus ou moins en France.



A la fin du mois de mai, Joseph Fadelle était invité de l’émission L’Esprit des lettres sur la chaine KTO. On peut voir cette émission ici. Le témoignage de Joseph Fadelle commence à la minute 52, mais toute l’émission est intéressante, avec notamment une présentation du nouveau livre de Sylvain Gouguenheim (l’auteur courageux d’Aristote au Mont Saint-Michel), consacré à la réforme grégorienne.



A la fin de l’émission, il faut entendre son sympathique animateur supplier Joseph Fadelle, né dans l’islam, converti au christianisme et persécuté pour cela jusqu’à la tentative de meurtre par sa famille et ses ex-coreligionnaires, de dire du bien de son ancienne religion. Trois fois au moins, avec une gentillesse apparemment imparable, il est revenu à la charge pour amener son interlocuteur à dire quelque chose en faveur du Coran ou de l’islam, ou au moins à sacrifier au rituel de l’incontournable dialogue des civilisations. Aux yeux de l’animateur d’une émission catholique consacrée à un homme retraçant son calvaire de converti au christianisme dans un pays musulman, son invité ne pouvait faire moins que d’œuvrer en faveur de la sacro-sainte cause de la compréhension mutuelle en disant du bien de la religion de ses anciens tortionnaires. La cause de la tolérance obligatoire n’admet pas de limite, surtout pas celle de la décence. Mais Joseph Fadelle a tenu bon, se contentant d’enjoindre les Français à lire le Coran. Un vrai dialogue de sourd entre l’animateur prompt à pointer le manque d’ouverture à l’Autre et la méfiance injustifiée à l’égard de l’islam des Français, et l’ancien musulman qui affirmait tranquillement la différence irréductible entre un Coran qui appelle au meurtre des convertis et les sévères appels à aimer ses ennemis des Evangiles.