"Aussitôt après nous commence le monde que nous avons nommé, que nous ne cesserons pas de nommer le monde moderne. Le monde qui fait le malin." Charles Péguy

01/12/2011

Dieu est (peut-être) mort




"Si Dieu semble avoir abandonné l'homme, si les apparences nous crient que "Dieu est mort", sa résurrection dépend de notre fidélité. A travers l'épaisseur du monde conquis par l'homme sur Dieu, j'entends l'appel silencieux, plus déchirant que tous les cris, du Père exilé de sa création : mon Fils, mon Fils pourquoi m'as-tu abandonné?" (Gustave Thibon, Aux Ailes de la lettre, pensées inédites 1932-1982).  

11/10/2011

Du Care au Caire

Si j'avais un compte Tweeter, je ne résisterais pas à la tentation d'inciter Martine à oublier un instant le Care pour se préoccuper un peu plus du Caire

06/06/2011

La conversion de Houellebecq et Taillandier, le retour






Dans L'Atelier du roman numéro 66, qui paraît ces jours-ci, je signe un article sur la conversion chez Houellebecq et Taillandier qui fut d'abord une entrée de ce blog. Il est des métamorphoses plus incroyables encore que celle de la vilaine chenille en beau papillon. (Et merci à Matthieu d'avoir rendu cette métamorphose possible.)

Télérama: le christianisme est-il un déchet recyclable?

"Or, le Seigneur, après leur avoir parlé fut enlevé au ciel (Mc 16,19)."

Est-ce en un hommage furtif à la fête de l'Ascension, pendant laquelle les chrétiens se souviennent de la disparition du Christ sous les yeux de ses disciples, que l'ex-magazine catholique Télérama, dans son numéro 3203 (1er juin 2011) procède à un de ces petits arrangements avec l'air du temps dont la cocasserie involontaire n'a d'égal que l'hypocrisie?

Dans un entretien passionnant avec Serge Portelli consacré au danger que fait courir à la justice la recherche de la sécurité absolue, le juge, à une question pertinente, quoique susceptible d'entraîner sur un terrain glissant ceux qui comme les journalistes de Télérama ont décidé de ne rien penser de rien (il s'agit de comprendre la "vision de l'homme derrière la doctrine sécuritaire" du gouvernement), avance tranquillement la thèse suivante.  "L'idée de rédemption, de rachat, de salut, héritée du christianisme, a disparu. Ce postulat d'une fatalité de la récidive, par exemple, me révolte." Cette idée forte sert d'épigraphe à la page 36 de l'entretien en question, mais sous une forme raccourcie qui nous prive de la seule lueur de rationalité qui nous permettrait de comprendre, au-delà du diagnostic implacable, ce qui se passe.  "L'idée de rédemption, de rachat, de salut, a disparu. Ce postulat d'une fatalité de la récidive me révolte."

C'est ici la cause de la disparition qui elle-même disparaît! Et lorsque la cause disparaît, c'est cette disparition elle-même qui, comme la récidive, semble devenir fatale. Cependant, ne désespérons pas. Cette forme abrégée de la thèse proposée par Portelli nous dévoile en même temps la logique à l'œuvre qui est dénoncée ici. Une sorte de preuve involontaire et par l'absurde de la thèse de Portelli.

Car voici donc les journalistes de Télérama qui amputent la réponse de Portelli -sans voir à mal sans doute (on les entend déjà : "c'est une question de place, rien de plus, il faut vraiment être tordu pour y lire autre chose")- de ce christianisme dont la disparition est justement présentée, en creux, comme la cause de la perte dont on se lamente! Depuis des décennies le journal Télérama n'a eu de cesse de renier ses propres origines en se conformant avec un zèle de fayot à l'air du temps.  De bazarder d'un cœur léger la doctrine catholique du péché originel et de la rédemption. Comment une telle antiquité pourrait être d'une quelconque pertinence pour éclairer notre temps? Il est bien temps de se le demander...

Et c'est ainsi qu'au détour d'un lapsus éditorial ô combien révélateur, on rend manifeste l'amputation à laquelle le journal procède l'air de rien depuis des décennies.

Et c'est ainsi que dans un moment d'euphorie débridée j'imagine les journalistes de Télérama,  effarés, prenant la mesure, sans vouloir vraiment la prendre, des dégâts dont ils sont eux-mêmes, pour une part minuscule, mais pour une part quand même, la cause.

"Dieu rit des hommes qui déplorent les conséquences dont ils chérissent les causes." Jacques-Bénigne Bossuet.

05/05/2011

Printemps arabe, hiver des chrétiens

Parce qu'il me tient particulièrement à coeur, je renvoie à cet article publié chez Causeur sur les chrétiens d'Orient.

http://www.causeur.fr/printemps-arabe-hiver-des-chretiens,9744

J'ajoute un post-scriptum bien sombre.  Les Coptes annoncent pour demain une manifestation monstre, pour protester contre les manifestations de plus ne plus massives devant certaines églises égyptiennes chaque vendredi de salafistes qui fantasment sur le cas de Kamilia Shehata, un jeune femme mariée à un prêtre copte qui se serait convertie à l'islam et serait retenue contre son gré depuis l'été dernier par sa famille. La dernière fois que les Coptes ont eut l'idée saugrenue de manifester publiquement leur désaccord avec les persécutions dont ils sont l'objet aujourd'hui, cela s'est terminé dans un bain de sang chrétien.
Remarquons en passant que lorsqu'ils défendent le droit des femmes à disposer d'elles-mêmes dans les justes limites de la Charia, les djihadistes ne font pas dans la dentelle. La cause de Kamilia a déjà occasionnée deux attaques sur des lieux de culte chrétiens (les deux fois pendant la messe), l'une à Bagdad qui a fait 58 morts, et l'autre à Alexandrie qui en a fait 23, tous coptes.
Aujourd'hui les salafistes continuent la lutte d'Al-Qaeda pour la libération islamiste de Kamilia par d'autres moyens : ceux qui leurs viennent de la toute nouvelle toute belle démocratie égyptienne.

27/04/2011

Enseignement de la langue et culture d'origine


"N'hésitez pas à lui demander." Si l'on me donnait le choix, plutôt que le portugais, l'algérien, le tunisien, le marocain, l'italien, le turque, le serbe, le croate ou l'espéranto, je suggérerais volontiers qu'on enseigne à mon enfant la langue et la culture française, même si elles ne sont en rien sa langue et sa culture d'origine puisqu'à l'origine il se contentait de hurler. Mais visiblement, c'est mal barré.

19/04/2011

Je n'ai pas soustrait ma face aux outrages et aux crachats

Nous n'avons rien à exiger du monde, nous autres chrétiens, et surtout pas qu'il fasse honneur au Christ. Cela, en pleine Semaine sainte, c'est à nous de le faire car nous savons que c'est pour nos péchés qu'il a souffert. Laissons la vertueuse indignation à ceux qui sempiternellement s'enivrent  de se savoir du bon côté.
Mais que savons nous au juste d'Andres Serrano? Un crucifix est un instrument de torture et rajouter de l'urine au sang déjà versé, cela change quoi?
Je me garderais bien pour ma part de juger des intentions de cet homme, même si au fond cet objet, "Immersion Piss Christ", me dégoûte profondément. Mais pas au point de m'en prendre à lui. Au point seulement de vouloir l'ignorer. "J'ai rendu mon visage dur comme la pierre".
Ce que certains appellent la "christianophobie" est consubstantielle au christianisme, elle n'est que la forme contemporaine et hideuse (parce que mesquine et ricanante) de ce qui fut infligé au Christ lors de sa passion. Ne lui faisons pas l'offrande d'un scandale. Christine Sourgins souligne que Piss Christ a été célébrée par une partie de la hiérarchie de l'Eglise ("Mgr Albert Rouet, alors évêque de Poitiers, écrit-elle, a fait l’éloge de Piss Christ dans son livre L’Église et l’art d’avant-garde"). Elle souligne justement que l'Eglise, de peur de paraître ringarde aux yeux du monde est parfois prête aux pires compromissions. Certains en son sein sont fascinés par une avant-garde qui les méprise comme des amoureux transis par une coquette dédaigneuse. Mais ceux qui ont détruit cet objet sont eux aussi fascinés par lui et ce qu'il représente. Ils semblent exiger pour le Christ le même genre de respect qu'exige pour lui-même un de ces jeunes des cités tel qu'on en voit à la télé.

Le Christ, ce n'est pas cela, son royaume n'est pas de ce monde, et les petites persécutions d'aujourd'hui  sont la source d'immenses béatitudes à venir. Gardons nos indignations pour des causes autrement tragiques, celle des chrétiens d'Orient par exemple. Et laissons les moribonds de l'Esprit à leurs fascinations mortifères.  

"Objet de mépris, abandonné des hommes, homme de douleur, familier de la souffrance, comme quelqu'un devant qui on se voile la face, méprisé, nous n'en faisions aucun cas. Or ce sont nos souffrances qu'il portait et nos douleurs dont il était chargé. Et nous, nous le considérions comme puni, frappé par Dieu et humilié. Mais lui, il a été transpercé à cause de nos crimes, écrasé à cause de nos fautes. Le châtiment qui nous rend la paix est sur lui, et dans ses blessures nous trouvons la guérison (Isaïe 53,3-5)."




25/03/2011

L'homme a-t-il besoin du Christ?

Le 25 mars est le jour de l'Annonciation. C'est le jour où les chrétiens se souviennent de ce moment incroyable, insensé et scandaleux, où Dieu décide de s'abaisser jusqu'à l'Incarnation, donnant ainsi à sa propre création une nouvelle et singulière dimension.

Le 25 mars, c'est aussi la date de la naissance de Flannery O'Connor, écrivain catholique du sud des Etats-Unis, d'une lucidité féroce, morte prématurément en 1964. Son prénom complet est Mary Flannery en raison sans doute de sa date de naissance. Il y a exactement 50 ans, en mars 1961, paraissait une nouvelle de Flannery O'Connor dans une obscure revue catholique aujourd'hui disparue, The Critic, intitulée The Partridge Festival. Cette nouvelle a un statut un peu particulier dans l'oeuvre de l'écrivain. Elle fut abondament travaillée, reprise une douzaine de fois par Flannery O'Connor. Elle devait même servir, avec d'autres nouvelles, à la trame d'un nouveau roman qui ne put voir le jour en raison de la mort de l'auteur. Pourtant, cette nouvelle fut exclue par Flannery O'Connor de son ultime et magistral recueil, Everything That Rises Must Converge.

Je ne crois pas que cette exclusion soit à comprendre comme un reniement. Je crois au contraire que cette nouvelle avait une dimension personnelle pour Flannery O'Connor presque trop importante, trop douloureuse serais-je tenté de dire, pour être exposée dans un recueil qui lui aurait donné une visibilité trop grande. J'essaie d'expliquer cela dans une contribution à l'ouvrage dirigé par Jacques de Guillebon, intitulé L'homme a-t-il besoin du Christ?, qui paraît dans les prochains jours aux editions Via Romana.

Cela paraîtra peut-être supersitieux, mais je veux voir plus qu'un hasard dans le fait que cette nouvelle de Flannery O'Connor est parue la même année que Mensonge Romantique et vérité romanesque de René Girard, oeuvre magistrale et majeure dont nous fêtons cette année les cinquante ans. Un des thèmes de la nouvelle de Flannery O'Connor est la découverte gênante pour eux par deux apprentis écrivains (Mary Elizabeth et Calhoun) de la similude de leur approche "romantique" de la communauté dans laquelle ils vivent. Contre la communauté qui est la leur, ils se sentent chacun de leur côté en empathie avec le "bouc émissaire" de la ville. Lorsqu'ils découvrent leur empathie commune pour ce "bouc émissaire", une sourde hostilité naît entre eux.

Je veux croire, cinquante ans plus tard, que si René Girard et Flannery O'Connor avaient découvert ensemble la proximité de leur oeuvre publiée au même moment, c'est le rire, le rire libérateur et joyeux qui nous secoue quand la douce et féroce ironie divine se manifeste parmi nous, qui les aurait réunis.

17/03/2011

Carêment pas

Le bus est presque vide en cette matinée ensoleillée du mois de mars. Baigné par la lumière, plongé dans un livre, profitant ainsi sans vergogne, en compagnie de Charles Péguy, du quart d’heure de trajet ronronnant qui m’est octroyé par le ciel dans la douceur parisienne avant un rendez-vous professionnel, je ne la vois pas venir. Et pourtant ! Elle balance son énorme sac  Prada pour le coller près de la fenêtre avant de s’assoir, ou plutôt de s’effondrer, face à moi, dans le sens inverse de la marche. Je lève un œil sur elle pour constater sans surprise que son visage est celui, oxymorique,  d’une génisse  agressive, ruminant sans complexe une viennoiserie odorante qui a elle seule nous rappellerait, si l’on pouvait oublier sa propriétaire,  à quel point la civilisation et les sens ont parti lié.
 Car voilà que cette bouche grande ouverte sur les ravages qu’elle fait subir à ce sommet de la culture de notre pays qu’est le croissant au beurre, me remet subitement en mémoire l’argumentation mi-sérieuse mi-ironique d’un ami japonais depuis longtemps oublié, qui expliquait à l’étudiant occidental goguenard que j’étais alors que la civilisation nippone était, de loin, supérieure à toutes les autres, et notamment à la mienne, car elle n’admettait pas que l’on mange devant tout le monde dans l’espace public sans au moins tenter, en mettant la main devant sa bouche, de se protéger du regard envieux ou dégoûté d’autrui. Je balayais alors cette prétention en lui montrant du doigt le spectacle somme toute sympathique de jeunes japonaises, toutes occupées les unes des autres, rieuses comme des mouettes,  avalant goulument de vastes quantités de crèmes glacées qu’elles s’étaient procurées chez un glacier américain installé depuis peu et avec succès à Osaka et vendant uniquement « à emporter ». Elles nous ignoraient royalement ces jeunes filles, notre présence ne semblant troubler en rien leur joie gourmande.
Pourtant, au-delà de l’outrecuidance simulée de mon ami, il y avait sans doute quelque chose de juste, même si cela m’échappait alors, dans cette insistance sur l’importance de l’attention que nous devrions porter à l’effet que nous faisons sur autrui lorsque nous mangeons en public. C’est ce qui m’apparaît clairement en contemplant la mastication impudique de la vaste demoiselle qui s’est étalée sur le siège devant moi. Protégée d’autrui par un casque lourd vissée sur les oreilles, elle triture d’une main une mèche blonde qui tombe lourdement devant ses yeux, tandis que de l’autre elle tient fermement, comme si quelqu’un allait lui en contester la propriété, un reliquat de croissant. Troublé dans ma lecture, hésitant entre le haut-le-cœur et la salivation,  voilà que je ne me contrôle plus et, tout en espérant vaguement faire comprendre à ma future interlocutrice que je plaisante à moitié, lâche :
-          Vous savez qu’on est en plein carême.
-          Hein ???
-          Oui, c’est le carême, on est sensé se limiter sur la nourriture.
-          Mais qu’est-ce qui me raconte ce daron, vocifère la bouche de l’ogresse, maculant d’un coup mon manteau d’une flopée de grosses miettes gluantes, j’suis pas muslim moi ducon pour qui tu m’as pris ?
-          Non, mais…moi non plus, je ne vous parle pas de ça.
-          Quoi que tu dis connard ? sale islamofasciste qui veux empêcher les femmes d’être libres de leur corps , moi le ramadan c’est personne qui me le f’ra faire enculé de ta race, zarma, ici on est en France, pas question qu’on adopte tes coutumes de naze. Le ramadan, il n’en n’est carêment pas question, compris ? Alors ta gueule, tu la fermes et moi si j’veux l’ouvrir pour grailler ce que j’ai envie de grailler c’est pas un lèche-métèque qui va m’en empêcher.  Le ramadan, c’est carêment ringard, ducon. 
     
Carêment ringard. J’ai compris.

Trébuchant et honteux, je descends à la hâte du bus, me précipite dans le premier Mc Do venu, puis, me remettant lentement de mes émotions, j’entends maintenant mon ventre gargouiller et commande à une jeune et souriante Samira un double café et deux donuts. 

A emporter.

07/03/2011

Présentation de mon blog à Notre Dame du Net


Etoile de la mer voici la lourde prose
Et la virtuelle foule et l’océan des signes
Et l’inconstante plume et nos lecteurs indignes,
Voici votre regard sur cette vaine chose
Et voici votre voix sur cette lourde plaine
Et nos amis absents et nos vies comparées
Voici que devant vous nos doigts désemparés
Sur Google s’autosearch et déversent la haine.
Etoile du matin, inaccessible reine,
Voici que nous sombrons sous votre illustre cour,
Et voici le radeau de notre pauvre amour,
Et voici l’océan de notre immense peine.
Un sanglot rôde et court par toute connexion.
A peine quelques « j’aime » font comme un archipel.
Du fil rss retombe une sorte d’appel.
Le roman homérique  devient autofiction.

Ainsi nous pataugeons vers votre cathédrale,
Croyant être malins nous sommes des jeunes cons
Qui crânons et fuyons la vraie confession,
 Apôtres consternants d’un vide sidéral.
Dix ans de ces blogueurs ont fait de l’Internet
Un déversoir sans fin pour les âges nouveaux.
Déni de votre grâce a fait de ce réseau
Un cauchemar sans fin pour l’homme qui s’entête.
Quand nous aurons posté nos ultimes messages,
Quand nous aurons éteint l’écran et le PC,
Quand nous aurons jeté l’Ipod et le clavier,
Veuillez vous détourner de nos longs bavardages.
Quand nous retournerons en cette froide terre,
Ainsi qu’il fut prescrit par le premier Adam,
Veuillez nous racheter nous les geeks paradant,
Et pardonner très vite tous nos vains commentaires.
Quand on nous aura mis dans une étroite fosse,
Quand on aura sur nous dit l’absoute et la messe,
Veuillez vite oublier, reine de la promesse,
Nos longs cheminements depuis le MS-DOS.
Quand nous aurons quitté ces bits et ces record,
Quand nous aurons blogué nos derniers bloguements,
Quand nous aurons posté nos derniers postements,
Veuillez vous rappeler votre miséricorde.
Nous ne demandons rien, refuge du blogueur,
Que la dernière place en votre Purgatoire,
Pour rire longuement de notre post-Histoire,
Et contempler de loin votre jeune splendeur.

14/02/2011

"Et notre indignité cette immuable masse"

Peut-on s’indigner avec dignité ? Si je pose la question ce n’est pas seulement pour faire le malin, mais parce qu’elle se pose. Dans une interview accordée au site phare de la pensée digne ou indigne, on ne sait plus, je veux dire Rue 89, Stéphane Hessel met benoîtement en lien la dignité et l’indignation, comme si au fond l’un et l’autre étaient équivalentes : dans certaines circonstances, rester digne, ce serait manifester de l’indignation. Il cite à l’appui de cette affirmation hardie la déclaration des droits de l’homme, selon laquelle les hommes sont à la naissance égaux en dignité et en droits. Si je peux me permettre en passant une légère critique de nos textes les plus sacrés, ça me semble bizarre, cette histoire de dignité innée de l’humanité. Car à la naissance, à poil, tout rouges et tout visqueux, nous ne sommes « dignes » de rien du tout, c’est-à-dire que nous ne méritons rien. Ce qui nous est accordé l’est en vertu de droits peut-être, mais surtout de ce que nos aînés sont prêts à faire pour nous qui sommes à la naissance de petits êtres fragiles et impuissants, sans dignité aucune car n’ayant jamais rien fait de nos dix petits doigts crispés pour mériter quoi que ce soit. Dire qu’un nouveau-né mérite quelque chose alors qu’il passe son temps à brailler, c’est ériger le hurlement en vertu cardinale, et voilà comment on finit avec des Céline Dion en tête des hits parades.

Bon trêve de plaisanteries indignes de notre sujet. Si l’on accorde encore une valeur quelconque au sens des mots, il semble bien difficile de mettre un signe égal entre dignité et indignation puisque l’indignation est le processus par lequel on passe de la dignité à l’indignité. Digne à l’origine, c’est-à-dire en latin, signifie à la fois méritant, et réservé, grave, c’est-à-dire, le contraire exact de celui qui s’énerve pour un rien, qui monte sur ses grands chevaux à la moindre contrariété, bref de celui qui s’indigne pour un oui de droite ou pour un non de gauche. Que l’on puisse mettre un signe égal entre dignité et indignation rappelle les heures plus sombres de notre histoire, lorsqu’on parlait de liberté à l’entrée des camps de la mort. Oui, je sais, je déconne. Je godwinise à fond. Un peu comme Hessel, quoi.

Je sais c’est indigne, une fois encore. Mais l’indignité pour un catho c’est son pain, sinon quotidien, au moins hebdomadaire : « Seigneur, je ne suis pas digne de te recevoir, mais dis seulement une parole, et je serai guéri. »




18/01/2011

Sandwich poulet-crudités, trois euros cinquante

Un homme grand et svelte me précède dans la queue de cette petite boulangerie de quartier où j’ai mes habitudes. Comme chaque jour à l’heure du déjeuner, les sandwichs soigneusement préparés pour nourrir la foule des usagers d’ordinateurs qui peuplent les bureaux et les habitations alentour s’empilent en un vaste tas. Une image désagréable me vient. Voilà que se matérialise sous mes yeux les gens à qui ces sandwichs sont destinés. Je vois soudainement les dizaines de bouches à l’œuvre, en train de mastiquer, puis les mains tirant sur les sandwichs, puis les bouches à nouveau à l’œuvre. Dans une irritante placidité de ruminant chacun paraît certain de finir son encas sans que personne ne le lui dispute. A chacun selon ses besoins. Aucune nervosité de prédateur n’est perceptible, aucune agressivité de charognard. C’est le calme des bovidés broutant une immense prairie. Chacun est bien certain qu’il a raison d’être là, la bouche pleine, le regard repu.

L’image s’efface quand j’entends le boulanger interpeller mon concitoyen. Et pour Monsieur, qu’est-ce que ce sera ? Je me rends compte que « Monsieur » a mis la tenue règlementaire des bobos : lunettes à grosse monture en plastique noir, barbe de trois jours, costume soigneusement négligé. J’ai presque la même, même si j’ai l’impression qu’il me manque toujours un je-ne-sais-quoi pour faire vraiment partie du club. D’un ton à peine poli, voilà qu’il exige un « poulet-crudités, une tarte-citron, et une bouteille de San Pellegrino 50cl». A quel point il va de soi qu’il obtiendra ce qu’il veut, c’est ce que j’aimerais faire entendre dans la tonalité un peu trop haute, à la fois distante et guillerette qu’il adopte pour exiger son dû. On sent le type habitué à commander, sinon autrui, au moins son déjeuner. Une bouffée de haine qui me paraît parfaitement irrationnelle m’envahit. J’essaierai plus tard de la comprendre : maintenant. Le type tire ensuite de son portefeuille un billet de dix euros, puis impavide se saisit sans hâte de ce que l’artisan lui tend : monnaie et victuailles.

Cet homme, vraisemblablement incapable de rien faire de ses mains, sinon tirer sur un sandwich poulet-crudités et tapoter sur son ordinateur, sort satisfait, aucunement conscient « du saut périlleux », non pas de la marchandise, mais de la monnaie auquel son interlocuteur a consenti au cours de cette infime transaction. Est-il vraiment certain, cet anonyme parisien, qu’il obtiendra toujours - contre les quelques milliers d’euros qu’il accumule chaque mois grâce à une occupation d’une froide abstraction qui n’a aucun lien avec le poulet, les carottes et le pain qu’il va consommer sans y penser- de quoi manger, de quoi se vêtir, de quoi se loger, et de quoi prendre soin de son hypothétique famille ?

Voilà la source, peut-être, de notre malaise actuel. Marx décrivait dans Le Capital « le saut périlleux de la marchandise » que représente le travail social, lorsque le travailleur consacre ses efforts à fabriquer un bien dont il n’est pas sûr qu’il trouve preneur. Je crois que c’est l’inverse aujourd’hui qui est vrai avec cet euro désincarné qui nous sert de monnaie. Le saut périlleux, c’est celui qui accepte ces « euros » qui l’effectue. Les deux faces du billet qu’il brandit en direction de l’artisan tôt levé et tard couché devraient à elles seules faire douter le gazier de la possibilité d’obtenir ce qu’il exige si tranquillement. D’un côté, une sorte d’arche qui ressemble vaguement à un portail d’église romane, mais un portail qui ouvre sur le grand vide. De l’autre un pont de pierre lui aussi vaguement romain qui a été posé là, arbitrairement là, entre le rien et le rien du tout. Le pur geste de l’ouverture. Impossible de ne pas y voir un acte manqué chez les fondateurs de la monnaie unique. Les vieux portails ne sont plus des portails d’église mais seulement des portails en soi, qui existent pour eux-mêmes, c’est-à-dire pour rien du tout, posés là en apesanteur. Portails qui ouvrent sur le vide, ponts qui relient le zéro à l’indéfini. « Des monuments virtuels pour une Europe virtuelle », disait Régis Debray. Qu’est-ce que cette monnaie adossée au rien du tout qu’est l’Europe d’aujourd’hui ? Et qu’est-ce que nous sommes, nous, êtres profondément désincarnés, tout entier tournés vers les écrans, numérisés, dégagés de toute forme de réalité concrète autre que celle de notre évacuation par la sortie de secours de la technologie loin de ce vieux monde trop lourd et trop là.

Mais n’oublions pas trop vite que nous n’existons que par ce « sandwich poulet-crudités » ingurgité chaque jour sans y penser. Imagine-t-on seulement ce que sa fabrication exige concrètement de savoir-faire, de coopération entre êtres humains, et de présence au monde pour arriver jusqu’à nos bouches? Non, car de plus en plus les « process de production » se dissolvent dans une abstraction qui les éloigne de ceux qui les pensent et de ceux qui les exécutent. Non, car la reconnaissance de notre dépendance à l’égard du travail d’autrui ruinerait l’image valorisante que le capitalisme a construit de nous-mêmes, « consommateurs » exigeants et éclairés, forts de notre « pouvoir d’achat » et de notre « conscience de citoyen » pour influer sur la marche du monde. Une fiction qui serait profondément comique si elle était moins délétère. Cette immense dépossession symbolique risque de nous transformer un jour, de placides bovins carnivores que nous sommes aujourd’hui, en féroces charognards qui nous disputerons le cadavre d’un monde sur lequel nous n’aurons plus aucune prise.








10/01/2011

Mon Dieu permettez-moi de voir

Mon Dieu permettez-moi de voir
Ce qu’en mon dégoût je ne vois
Votre Création en sa splendeur
Etait donnée pour notre joie
Depuis longtemps un insecte
Marche dans ma tête
C’est son extermination que je projette
Par tous les moyens techniques
Mis à ma disposition
Par mon hypermarché
Mon esprit pur m’enlève dans des nuées
Loin des âmes infimes
En une assomption diabolique
Ma chair est pâle et abimée
Par le vieux péché d’Adam
La disparition planifiée de votre Création
Moi aussi je l’ai voulue
Aujourd’hui la honte me rougit le front
Elle m’emplit d’un regret amer
De ne savoir aimer
Et de ne savoir admirer
Dans leur fragilité
L’humble fourmi, le méprisable cancrelat et le ver dérisoire
Qui vont par leurs chemins secrets
Qui fourmillent dans la sombre lueur de la civilisation
Qui grouillent et qui rampent
Qui mangent la vieille chair
De l’auguste animal
Et nuisent à la dignité
De ce qui est
De ce que nous sommes
Mon dégoût est l’exacte mesure
De l’ampleur de mon impuissance
Et de mon incapacité à célébrer
La beauté de ce que Vous avez voulu
L’humanité tout entière dégoûtée
D’elle-même et de ce qui est
Trouve un refuge dans l’Internet
Sort de l’Incarnation
Voit la vie comme un virus
Qu’il faut exterminer
Pour plus de sécurité

Pour plus précautionner
Dans la Création un m s’est incrusté
Crémation
Comme un amour subverti
Déclaré d’intérêt public
Sponsorisé
Eucharistie obligatoire
Amour officiel incrusté dans la Création
Comme un trognon de pomme

Dans notre carapace technologique
Car tout est consommé
Et le fruit défendu n'est plus qu'un déchet
Non recyclable
La Création est devenue
Un spectacle hideux
D’horreur et de pornographie
Orgie de marchandise
Consommation du monde
Consumation du monde
La crémation elle-même subvertie
Celle du corps
Et non celle des péchés
Voici le feu divin
Entretenu par le diable
Création/crémation
J’m/j’m pas
Le jeu de mot est notre accès au monde
Dégradé et obscène
Loin de votre amour véritable
Mon Dieu si ma mort approche
Si mon corps si lourd
Se fait si léger
S’il est déjà poussière avant d’y retourner
Ecoutez-moi
Et permettez-moi d'entendre et de voir


Vos créatures
Et Sainte Marie
Douce mère de Celui à qui
Toute chair doit retourner
Faites qu’en ma légèreté
Me soit donné
Ce que je n’ai su mériter
Par ma vertu vacillante et mes œuvres fragiles
Par ma prière discordante

Que la grâce infinie de votre Fils
Me rende l’usage véritable
De chacun de mes sens
La vue, l’ouïe, l’odorat, le goût et le toucher
Afin qu’ici-bas je loue comme je le dois
La splendeur éternelle
De la Création

03/01/2011

L'ombre noire de la paternité


A propos de Sukkwan Island, de David Vann.


L’interrogation  qui traverse Sukkwan Island, le fascinant et trop bref premier roman de David Vann est d’une simplicité biblique : qu’est-ce qu’un père ?  
Roy quitte sa famille (mère, sœur) pour rejoindre son père divorcé (divorcé de la mère de Roy, puis séparé de sa seconde épouse) et vivre avec lui dans une cabane sur une île perdue du sud de l’Alaska. Pendant un an, ils seront seuls sur l’île, tirant de la nature qui les entoure leurs ressources. Ensemble, sur un pied d’égalité parfaite, le père et le fils tenteront de survivre dans des conditions extrêmes d’isolement. Cet isolement bien réel, celui qui marque la vie solitaire sur une île loin de la civilisation, est aussi un isolement symbolique : c’est le monde concret et banal de Roy -celui des femmes et des amis, de la société de tous les jours, de la vie au quotidien qui n’a nul besoin d’un père pour se dérouler normalement - qui est ainsi mis à distance par l’ouverture brutale d’une parenthèse dans sa vie. Cette parenthèse que le fils choisit de vivre (que le fils doit choisir de vivre, selon la loi d’airain de la mère), doit permettre la mise en place d’une relation durable entre le fils et le père. C’est la nouvelle loi du monde : hors de la volonté de l’enfant-Roy, le père en tant que père n’existe pas. Il est comme créé dans sa paternité par la seule volonté du fils.
Au centre du monde, la mère et son fils, en marge du monde, isolé du monde, le père. Le père déchu de sa centralité, le père superfétatoire, le père marginal. Ce père-là est sempiternellement désolé, et sempiternellement désolé d’être désolé. Son existence est une éternelle contrition, une éternelle et insupportable pénitence aux yeux exaspérés du fils. Ce père-là ne protège de rien, il est l’inquiétude même : il troue les toits à coups de Magnum. 44, les effondre en y mettant le feu, disparaît brusquement au détour d’un chemin escarpé...Dans le monde d’après le père, c’est le fils seul qui doit justifier le père. Délaissé par le monde concret des femmes, le père ne dépend plus pour attester de la réalité de son existence que du regard et de l’approbation du fils. L’homme en lui-même n’est rien : c’est ainsi que le père décrit au fils sa condition d’homme. « Ecoute, dit son père. L’homme n’est qu’un appendice de la femme. La femme est entière, elle n’a pas besoin de l’homme. Mais l’homme a besoin d’elle. Alors c’est elle qui décide. C’est pour cela que les règles n’ont aucun sens et qu’elles changent sans cesse. On ne les établit pas ensemble. Je ne suis pas sûr que ce soit vrai, fit Roy. »
En quelques phrases, le paradoxe infernal du monde qui est le nôtre. Le père décrit sa propre déchéance, mais il le fait en prétendant convaincre son fils. Il veut donc que sa parole fasse autorité alors que dans sa substance même elle nie cette autorité. De même, le père met la femme en position d’autorité, tout en niant que les règles féminines soient intelligibles.  Le fils est pris dans une double contrainte mortifère. Dans les deux cas, l’autorité dont il aurait tant besoin est sapée à la base. « Je ne suis pas sûr que ce soit vrai ». La merveilleuse ambigüité de cette phrase donne toute l’ampleur du désarroi du fils. Qu’il donne raison ou qu’il contredise le père, le fils ne se sortira pas d’un cercle infernal. Le père donne ses raisons, mais c’est le fils qui rend son jugement final, qui dispose de la légitimité ultime pour juger de la validité de la parole du père. Cette légitimité est trop lourde à porter pour les frêles épaules du fils.   Donner raison au père, ce serait tout ensemble le rétablir et le déchoir de son autorité. Le contredire, ce serait de même nier et affirmer l’autorité du père dans un même mouvement. L’indécidabilité est le seul horizon du fils. Comment en sortir ? Par la décision (du latin decidere qui signifie couper, trancher) la plus radicale qui soit.
En pensant à mon propre père disparu, à la douceur de sa voix que j’ai si peu écoutée de son vivant, rien ne me semble plus bouleversant que cette mise en forme romanesque de la fragilité de la figure du père.  Cette fragilité, c’est paradoxalement encore un poids insoutenable qui pèse sur les épaules du fils. Elles ne le soutiendront pas … Car très logiquement dans une perspective aussi noire, la seule chose qui se transmet entre le père et le fils c’est la disparition, l’évanescence à la fois de leur relation et de leur présence respective l’un à l’autre : la mort volontaire. Le suicide comme seul objet de transmission, voilà le paradoxe ultime de ce roman. Comment ne pas voir que le suicide du père, c’est la négation même de la possibilité de la transmission, de la possibilité qu’un sens soit donné au fils (et au monde) par le père. Et c’est cette négation même qui devient l’objet de la transmission. Mais en choisissant de disparaître à la place de son père,  le fils donne aussi brusquement la possibilité au père d’exister un temps en lui-même, en dehors de l’impossible justification par le fils. En passant : la mort du fils comme possibilité du sens, c’est bien sûr le drame éternel de la scène occidentale (la « bonne nouvelle »), possibilité qui semble ici annulée par l’absence de l’hypothèse même de la Résurrection. Il n’est reste pas moins que ce « retrait » du fils, c’est l’acte créateur par lequel l’ego de l’enfant-Roy s’efface brutalement pour laisser place (pour donner naissance ?) à l’auteur, c’est-à dire très précisément pour entendre et donner à entendre la voix du père en lui. Cette tentative de donner une présence réelle à l’ombre noire du père, un père évanescent d’après la paternité, un père qui se trouve par là-même brusquement encombré du corps inanimé de son fils, résume l’effort lumineux de ce roman sombre.
C’est ce que décrit exactement le passage qui suit, qui est à mon humble avis de père et de fils, le passage le plus bouleversant et le plus juste du roman, celui qui décrit le plus précisément la condition des fils de la modernité.
« Ils partirent en direction de la crête, de nouveau exposés au vent. Roy luttait pour rester à la hauteur de son père et ne pas être séparé de lui. Il savait que s’il le perdait de vue l’espace d’une minute, son père ne l’entendrait pas crier, qu’il s’égarerait et ne retrouverait jamais le chemin de la cabane. Observant l’ombre noire qui bougeait devant lui, il prit conscience que c’était précisément l’impression qu’il avait depuis trop longtemps ; que son père était une forme immatérielle et que s’il détournait le regard un instant, s’il l’oubliait ou ne marchait pas à sa vitesse, s’il n’avait pas la volonté de l’avoir là à ses côtés, alors son père disparaîtrait, comme si sa présence ne tenait qu’à la seule volonté de Roy. Roy était de plus en plus effrayé et fatigué, il avait le sentiment de ne plus pouvoir continuer et il commença à s’apitoyer sur son sort, à se répéter : Je ne peux plus supporter cela. Quand son père s’arrêta enfin, Roy se cogna à son dos. »
Il y a dans la dernière phrase de ce passage un aspect sombrement comique : cette ombre noire, cette forme immatérielle qu’est semble-t-il devenu le père, forme immatérielle dont on craint qu’elle nous échappe à chaque instant, dont nous croyons tenir la fantomatique existence entre nos mains fatiguées, voilà que brusquement l’on se cogne contre elle…Ce qui paraît le plus évanescent et le plus inaccessible devient l’obstacle le plus proche. Et in fine, ce qui sans cesse nous échappait devient le modèle le plus immédiat de nos actes les plus définitifs, les plus personnels.
La figure évanescente du père de Roy le situe à l’exact opposé de la figure écrasante du père de Kafka (par exemple) dans sa trop fameuse Lettre au père,  père dont le vaste corps est paraît-il  étouffant pour le fils brimé (« Moi, maigre, chétif, étroit; toi, fort, grand, large »). Je ne parle pas ici bien sûr de la merveilleuse œuvre romanesque de Kafka, mais seulement de son infantile et influente Lettre au Père donc, d’autant plus influente sans doute qu’elle est infantile, lettre que Kafka n’avait bien sûr heureusement jamais songée à publier, et dans laquelle le fils s’en prend à une baudruche qu’il a lui-même gonflée, celle d’une fantasmatique figure paternelle toute-puissante. Cette monstrueuse figure du père a beau présenter tous les signes de la matérialité la plus évidente (le père mange abondamment et bruyamment, déploie devant le fils terrifié son vaste corps), il n’en reste pas moins une figure ressentimentale du père omnipotent, une outre gorgée de vide que les romans de Kafka videront consciencieusement, tandis que le père fantomatique et romanesque de Sukkwan Island finira au contraire par présenter l’aspect d’un corps contre lequel le corps du fils se cogne. Miracle du roman: à l’ère de la pulvérisation du père, celui-ci s’incarne enfin. 


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